Le télétravail a atténué les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle. Cela se reflète jusque dans certains outils technologiques, comme le calendrier partagé… où des collègues peuvent tout à coup avoir accès à des détails de la vie personnelle des uns et des autres.

C’est arrivé à Sylvie* ce printemps. Elle fait partie d’une équipe qui se divise les tâches d’un même projet, dans une boîte de management montréalaise. Le calendrier partagé est non seulement pratique, il est essentiel.

« C’est avec cet outil qu’on planifie nos dates de tombée et nos réunions, dit-elle. Pour la planification et l’organisation, ça facilite beaucoup les choses. »

Sylvie a connu une petite tempête professionnelle récemment, lorsque des collègues ont relevé qu’elle s’était mise « absente » un mercredi après-midi… pour aller voir le spectacle de danse de sa fille.

« Mon horaire est flexible et j’ai une entente avec mon patron, souligne-t-elle. J’ai voulu être transparente en indiquant pourquoi je n’étais pas là… Ça m’a causé plus de trouble qu’autre chose ! »

Un suivi médical, un rendez-vous chez l’avocat, une visite de condo ou un accompagnement à une activité scolaire… Faut-il tout indiquer dans le fameux calendrier collectif ?

C’est peut-être tentant, mais ce n’est pas souhaitable, croit Ariane Ollier-Malaterre, professeure de management à l’Université du Québec à Montréal et membre fondatrice de L’équipe internationale Technologie, Travail et Famille.

« Contrairement à la conversation autour de la machine à café, dans laquelle on peut choisir de parler de notre vie personnelle à des collègues, les détails de notre vie privée mis dans un calendrier partagé ne sont pas mis en contexte, ils ne sont pas adaptés », précise Mme Ollier-Malaterre.

Quand il est question d’utilisation d’outils technologiques, trois aspects sont particulièrement à surveiller selon elle : comment on se présente en ligne, la protection de sa vie privée et la connectivité constante. Or, le calendrier partagé touche à tous ces enjeux !

« On peut être transparent sans tout divulguer de sa vie privée, commente Diane-Gabrielle Tremblay, professeure à l’Université TÉLUQ et spécialiste en gestion des ressources humaines, en économie et en sociologie du travail. Et même si l’employeur a un droit de gérance, il doit faire confiance… Il vaut mieux gérer par objectifs et résultats, et non par contrôle et surveillance. Ça, c’est l’ancienne façon ! »

Elle indique que les gens en télétravail prennent moins de congés. « On l’observe dans certains milieux, dit-elle, certains travailleurs préfèrent recevoir en argent les congés de maladie qui ne sont pas pris. »

Et donc, les rendez-vous médicaux, chez le dentiste ou chez un spécialiste pour son enfant, par exemple, apparaissent dans le calendrier partagé, vu par tous.

Est-ce grave ? Ça ne le devrait pas, avance Caroline Biron, professeure et directrice du Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail à l’Université Laval. Elle y voit un enjeu de bienveillance : par exemple, si une employée prend un après-midi pour assister au spectacle de danse de son enfant, que son travail est fait selon les objectifs et les attentes de l’entreprise, et qu’elle a une entente d’horaires flexibles, pourquoi cela dérangerait-il ?

« Pourquoi on ne se vanterait pas de prendre ce temps-là, au fond ? On ne devrait pas être gêné de prendre une journée pour sa santé mentale ! »

Une absence qui fait réagir

Dans une société où la productivité et la performance sont glorifiées, un calendrier parsemé de temps pour soi ou consacré aux autres peut faire sourciller. C’est ce qu’a expérimenté Sylvie : son absence a fait réagir certains collègues qui ont crié à l’injustice…

« D’autres m’ont ensuite taquinée, mais disons que c’était surtout pour m’exprimer leur malaise et peut-être une certaine jalousie », confie la quadragénaire.

Indiquer vaguement la raison de son absence, en abrégeant ou en mettant un mot-clé évasif, est une bonne façon d’éviter de révéler sa vie privée sans le vouloir. « Pour plus de prudence, certaines personnes utilisent un agenda papier pour y noter tout ce qui touche à leur vie professionnelle », glisse la professeure Ariane Ollier-Malaterre.

Pour Tania Saba, professeure titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance, les technologies devraient mieux servir les travailleurs – et non l’inverse.

« Au lieu de regarder seulement la rapidité, l’efficacité et l’accessibilité des technologies déployées, il faut se soucier du respect des droits des personnes dans un souci d’équité et d’inclusion. Idéalement, on analyserait les effets des technologies avant leur déploiement, et non après… »

* Elle a témoigné sous le couvert de l’anonymat, craignant des représailles de la part de son employeur.