À l’heure où les pays s’engagent dans la transition énergétique, la vente des véhicules électriques est à la hausse et le lithium, nécessaire à la fabrication de batteries, se vend à des prix records. Au Canada, les gouvernements et l’industrie minière multiplient les investissements dans des projets d’extraction de ce minerai. Mais dans le nord de la baie James au Québec, où des projets miniers causeront la destruction de lacs et de milieux humides, des trappeurs cris craignent les conséquences environnementales de l’extraction du nouvel « or blanc » sur les territoires de chasse traditionnels.

Dans la grisaille du mois d’octobre, la camionnette de Freddy Jolly avale les kilomètres sur les chemins poussiéreux qui traversent les forêts d’épinettes noires de la région de Nemaska, dans l’Eeyou Istchee Baie-James.

L’Eeyou Istchee, c’est la terre traditionnelle des Cris de la Baie-James.

Sa superficie correspond aux deux tiers de la France, ce qui en fait la plus grande municipalité du Québec.

Le chasseur et trappeur cri de 65 ans connaît la région comme le fond de sa poche et il a accepté de conduire La Presse Canadienne sur les sites où des mines de lithium sont en voie d’être exploitées.

PHOTO STÉPHANE BLAIS, LA PRESSE CANADIENNE

Freddy Jolly montre au loin les installations de la future mine Whabouchi, près du village de Nemaska.

À mesure que le 4 x 4 avance dans ce territoire démesuré, le signal du seul poste de radio, qui enchaîne les ballades country, devient difficile à capter et le sympathique gaillard meuble la conversation.

« Il y a moins d’orignaux qu’avant, en raison des coupes forestières », peste Freddy Jolly qui scrute l’horizon en conduisant.

Dans la cabine de la camionnette, il y a deux carabines, une pour le petit gibier et une autre pour le gros, « the big game », comme disent les trappeurs cris.

Si on croise un orignal, Freddy l’abattra et partagera la viande avec des membres de sa communauté, comme le veut la tradition. Il explique qu’à l’automne, dans l’Eeyou Istchee, toutes les familles ont de la viande d’orignal dans leur congélateur, en insistant sur l’importance de la chasse pour l’alimentation, l’économie, mais aussi pour le maintien des valeurs culturelles et spirituelles des Cris.

Ses parents et ses grands-parents vendaient les fourrures de gibier à la Compagnie de la Baie d’Hudson, lui, il les vend à une société de North Bay, en Ontario, mais il craint que ce mode de vie, dont dépendent encore beaucoup de Cris, ne soit bouleversé par la ruée vers le nouvel « or blanc », le lithium.

Des entreprises qui comptent ouvrir des mines dans l’Eeyou Istchee considèrent que la région contient certains des gisements de spodumène, minéral riche en lithium, parmi les plus importants du monde.

« Il y a de plus en plus de claims miniers et je vois de plus en plus de gens du Sud faire des forages et de l’exploration sur les aires de chasse traditionnelles ; bientôt, beaucoup de routes seront construites pour les mines de lithium », se plaint Freddy Jolly.

Pour permettre le développement des mines de lithium et des autres minéraux critiques nécessaires à l’électrification des transports, le Grand Conseil des Cris et le gouvernement québécois prévoient la construction de centaines de kilomètres de nouvelles routes et de lignes électriques, la création d’un port en eau profonde et même d’un chemin de fer dans l’Eeyou Istchee.

Des lacs asséchés

La camionnette de Freddy s’arrête au kilomètre 58 de la route EM1, sur le territoire de la communauté des Cris d’Eastmain, au nord de Nemaska.

C’est à cet endroit que Corporation Éléments Critiques compte assécher et vider deux lacs après avoir fait don des poissons à la communauté, pour construire une mine à ciel ouvert de lithium et de tantale, qui permettrait de produire environ 4500 tonnes de minerai par jour pendant 17 ans.

Dans l’une des études d’impact environnemental réalisées par le promoteur, on peut lire ceci : « Afin de réduire la mortalité des poissons, des pêches seront réalisées dans le lac 1 afin de prélever une partie des poissons et de les offrir aux communautés autochtones. Il ne sera pas possible de capturer tous les poissons puisqu’à un certain moment, la probabilité de capture devient trop faible. »

La mine sera construite directement sur le territoire de chasse traditionnel du maître de trappe Ernie Moses.

PHOTO STÉPHANE BLAIS, LA PRESSE CANADIENNE

Le trappeur Ernie Moses devant un lac qui sera asséché

« Je suis triste, mais il n’y a pas grand-chose que je puisse faire contre ce projet », se désole Ernie Moses lorsque La Presse Canadienne le rencontre près de l’un des lacs qui seront asséchés.

Depuis plusieurs générations, sa famille trappe le castor dans ce plan d’eau situé dans un secteur où vit une abondance de petit et de grand gibier, de poissons et d’espèces d’oiseaux en péril, selon l’évaluation environnementale faite par le gouvernement fédéral.

Pour extraire le minerai du sol, dans cette région qui possède « l’un des gisements de spodumène le plus pur au monde, avec plus de 530 km2 de terrains », selon Corporation Éléments Critiques, il faudra également détruire des milieux humides et abattre une quantité importante d’arbres.

« Qu’est-ce qu’il va rester de ce territoire dans 20 ans ? », se demande Ernie Moses en expliquant que lorsqu’il regarde le lac devant lui, il voit « des castors, mais la mine, elle voit un signe de dollar ».

Le trappeur a conclu une entente avec le promoteur pour qu’il l’aide à faire l’inventaire des castors sur le territoire, afin de les sortir de l’eau, avant que le lac soit rayé de la carte.

Le rôle du tallyman

L’Eeyou Istchee est divisé en 300 aires de trappe familiales. Chacune d’elles est suffisamment grande pour subvenir aux besoins alimentaires d’une famille élargie et chacune de ces aires de trappe traditionnelles est sous la responsabilité d’un maître de trappe, appelé « tallyman », comme Ernie Moses.

En tant que tallyman, il est de son devoir de veiller sur le territoire de chasse familial, où il passe la majorité de son temps. Ses ancêtres lui ont également transmis la responsabilité de ne pas surexploiter ou épuiser les ressources, d’être « écoresponsable », donc.

Le tallyman est une figure respectée dans la tradition crie et son rôle est aussi de transmettre son savoir aux plus jeunes. Lors de la rencontre de La Presse Canadienne avec Ernie Moses, deux de ses filles et son gendre étaient présents, pour suivre ses enseignements.

« C’est important de leur transmettre cette façon de vivre traditionnelle. Quand je marche sur ce territoire, je remplace mes ancêtres, ils savent que je suis ici. Chaque fois que je suis sur mon aire de trappe, je me souviens d’eux, je les remplace, et je veux que ça continue après moi », explique le tallyman qui ne compte pas arrêter de chasser, trapper et pêcher sur le territoire familial malgré l’impact de la présence de la mine.

Ce projet minier prévoit 136 passages de camions lourds par jour, en pleine forêt boréale, au moment de l’exploitation de la ressource.

« Tous ces camions feront fuir le gros gibier comme l’orignal et le caribou », se désole Freddy Jolly.

La crainte d’un déversement

Le trappeur Freddy Jolly a conduit La Presse Canadienne jusqu’au chantier de Nemaska Lithium, une future mine dans lequel le gouvernement provincial a investi des dizaines de millions de dollars par l’entremise d’Investissement Québec.

Près des bâtiments de la mine en construction, un gardien de sécurité sort d’une guérite pour demander poliment au journaliste de quitter les lieux et de ne pas prendre de photos de l’endroit.

Nemaska Lithium prévoit dynamiter les roches de spodumène qui contiennent le précieux métal, et pour y arriver, elle devra éliminer un petit lac et un ruisseau en plus de modifier plusieurs plans d’eau, selon un rapport d’activité réalisé par l’entreprise.

La minière a évalué qu’il y aurait entre 3770 et 5500 mètres carrés de perte d’habitat pour différents poissons, mais dans un rapport, l’Agence d’évaluation d’impact du Canada indique que « les effets négatifs résiduels anticipés sur le poisson et son habitat » sont beaucoup plus importants, estimés à « 54 600 m2 d’habitat du poisson ».

Louis-Martin Leclerc, porte-parole de la mine, a expliqué à La Presse Canadienne que Nemaska Lithium travaillait à mettre à jour un plan de compensation de l’habitat du poisson.

Toujours selon l’entreprise, 10 espèces de mammifères à statut particulier, c’est-à-dire menacées, vulnérables ou en péril, « pourraient fréquenter la zone d’étude du projet », dont le carcajou et le caribou forestier, et Nemaska Lithium reconnaît qu’une multitude d’activités, tant lors de la phase de construction de la mine que durant son exploitation, affecteront la faune.

Le porte-parole Louis-Martin Leclerc a cependant expliqué qu’il n’y avait pas de plan de compensation pour la perte d’habitat de ces espèces, car selon les inventaires réalisés, aucun mammifère n’a été observé directement sur le site minier.

L’une des plus grandes inquiétudes de Freddy Jolly, dont l’aire de trappe familiale est située tout près du chantier, est qu’un déversement de produits chimiques ou de résidus miniers ne contamine les autres plans d’eau alors que le site minier est situé dans le bassin versant de la mythique rivière Rupert, l’un des plus grands cours d’eau du Québec, qui a toujours été un important garde-manger pour les Cris.

« Ce serait catastrophique. Qui va nettoyer le gâchis si ça arrive ? », soupire le trappeur en ajoutant que les mines de lithium créent de la division au sein de sa communauté.

L’expert en qualité des eaux minières Benoit Plante a dirigé un projet de recherche sur le site de la future mine de Nemaska.

Selon ce professeur à l’Institut de recherche en mines et en environnement de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, « le risque zéro n’existe pas ».

« Il y a des risques de poussières, de stabilité physique, il y a des risques de contamination des eaux, mais on a une des meilleures législations pour minimiser ces risques et s’assurer qu’ils soient acceptables », résume le professeur Plante.

Trouver l’équilibre

Les projets de Corporation Éléments Critiques et de Nemaska Lithium ont reçu l’aval des autorités fédérales, provinciales et des conseils de bande cris de la région.

À Eastmain, une communauté située à environ 20 heures de route au nord de Montréal, La Presse Canadienne a rencontré le chef du conseil de bande, Kenneth Cheezo, qui appuie le développement minier.

Le projet de Corporation Éléments Critiques est situé sur les terres traditionnelles de sa communauté.

« C’est nouveau pour nous, c’est la première fois qu’une mine ouvrira sur le territoire », explique le chef Cheezo.

« L’entreprise est venue dans la communauté, dans nos écoles, afin de parler aux jeunes des emplois qui seront créés, et on ne parle pas seulement de petits salariés. Il y a des possibilités d’emplois dans l’ingénierie, les ressources humaines et plusieurs postes de cadres. »

Le taux de diplomation à l’école secondaire a augmenté dans les dernières années à Eastmain et il croit que c’est peut-être en raison de l’ouverture éventuelle de la mine et des emplois qui seront offerts.

J’aime à penser que le succès de nos élèves dans les dernières années s’explique, peut-être, en partie, par le fait qu’ils savent qu’à la fin de leurs études, quelque chose, une récompense, peut les attendre.

Kenneth Cheezo, chef du conseil de bande d’Eastmain

Tant Nemaska Lithium que Corporation Éléments Critiques se sont engagés à offrir des formations professionnelles dans les communautés cries et les collectivités recevront des dédommagements financiers pour accueillir les mines, des sommes qui ne sont pas divulguées.

Le chef de la Nation crie d’Eastmain, Kenneth Cheezo, dit avoir bon espoir, en se basant sur les réunions avec les représentants de Corporation Éléments Critiques, que l’extraction se fera de façon à minimiser les effets sur l’environnement.

Toutefois, il admet que trouver le juste équilibre entre le mode de vie traditionnel, la protection de l’environnement et le développement économique est un exercice périlleux.

« C’est très difficile, parce que la terre est tellement sacrée pour nous, alors c’est pénible d’en donner un morceau, même si c’est juste un morceau de roche. »

Le journaliste Stéphane Blais a été soutenu par la Fondation Michener, qui lui a attribué la bourse Michener-Deacon pour le journalisme d’enquête en 2022, afin de documenter les répercussions possibles de l’extraction du lithium dans le nord du Québec. Cet article est le deuxième d’une série de quatre reportages.

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