Les dernières recommandations sur la consommation d’alcool émises par le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) ont énormément fait jaser, et les mois de janvier et février sobres gagnent en popularité. Les gens pour qui l’alcool est au cœur de leurs affaires réfléchissent, revoient leurs plans de match, s’inquiètent. Réflexions, en trois points de vue.

En vendre

La principale activité de la Société des alcools du Québec (SAQ), c’est de vendre de l’alcool. Or, en plus des beaujolais, des gins québécois et des spritz prêts à boire, la société d’État offre dans ses succursales des produits sans alcool. Et elle a bien l’intention d’élargir encore plus son offre dans ce créneau, confirme Sandrine Bourlet, vice-présidente à la commercialisation de la SAQ.

« Oui, notre business, c’est de vendre de l’alcool, mais on a aussi comme mandat d’être un commerçant responsable. On a toujours eu ce souci-là de travailler l’équilibre, de s’assurer de promouvoir la modération. »

« On a une section qu’on a mise plus visible en magasin avec l’identification [sans alcool] », ajoute-t-elle.

Malgré tout, les nouvelles recommandations qui tendent vers la non-consommation l’inquiètent-elles ? Appréhende-t-on une baisse de vente d’alcool ?

« On est sensible à ça, reconnaît Mme Bourlet. On regarde le tout, on écoute, on ajuste le tir et on verra ce que l’avenir nous réserve. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Sandrine Bourlet

D’autres commerces ont à l’œil cette vague de fond. À La Boîte à vins, dans le Vieux-Rosemont, Louis-Philippe Mercier a eu un mois de janvier assez sec, merci. Les ventes étaient au ralenti, plus que prévu. Il ne peut pas affirmer hors de tout doute que ça a un lien avec l’actualité autour de l’alcool, mais le propriétaire de ce commerce spécialisé en vins d’ici travaille déjà sur de nouvelles stratégies de communication.

« Je veux transformer le slogan “consommer moins, consommer mieux” en “consommer moins, consommer local” », dit-il.

Comme La Boîte à vins a un permis d’épicerie, elle doit consacrer une partie (5500 $) de ses stocks aux produits sans alcool. Pour le moment, les cidreries, qui offrent pratiquement toutes des moûts de pommes ou d’autres produits non alcoolisés, ont une belle part de ce marché.

Reste le vin québécois sans alcool qui ne surfe pas encore sur cette vague, loin de là. La Boîte à vins attend avec impatience l’arrivée des premières cuvées sans alcool locales.

L’histoire est tout autre chez Tite Frette, où les ventes ne ralentissent pas ces jours-ci, elles se déplacent. « En janvier, février et mars, on voit une diminution dans la consommation [régulière] et un déplacement vers des bières faibles en sucre, en calories, en alcool », explique Karl Magnone, président et cofondateur de la chaîne qui compte maintenant 43 boutiques. Tite Frette a embrassé le mouvement du février sobre dès 2018.

Ce qui sauve la donne pour l’entreprise, détaille Karl Magnone, c’est que, contrairement au vin, la bière sans alcool est indéniablement savoureuse depuis que les microbrasseries s’y sont mises, au relais des grands brasseurs qui utilisaient parfois des procédés chimiques pour retirer l’alcool de leurs boissons, laissant un vilain arrière-goût en finale.

« Les microbrasseries, ce sont des artisans, dit Karl Magnone. On travaille les produits et on ne veut pas sortir des produits sans saveur. » La bière représente de 80 % à 95 % des ventes chez Tite Frette, selon la boutique. Autour de 5 % de ces ventes sont des bières faibles en alcool ou qui en sont complètement exemptes.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Boutique Tite Frette

En produire

« Le vin sans alcool n’est pas une mode, c’est une tendance qui est là pour rester », indique Charles-Henri de Coussergues, du vignoble de l’Orpailleur. Le vigneron de Dunham croit qu’il faut s’y intéresser sérieusement.

Le défi est de taille, car faire du vin sans alcool est très simple, dit-il, mais faire du bon vin sans alcool est autrement plus complexe.

« Financièrement, je pourrais faire du vin sans alcool demain matin », dit-il, car il pourrait facilement faire disparaître l’alcool de son moût de raisin.

Sauf qu’en enlevant l’alcool, on enlève souvent les arômes, explique Charles-Henri de Coussergues.

Pour cette raison, au Côteau Rougemont, on a décidé de se concentrer sur les moûts de pommes pour satisfaire la soif des consommateurs pour les boissons sans alcool. Louis Dugas, directeur du marketing de l’entreprise, commence lui-même l’année « sobre », mais préfère ne pas boire de vin plutôt que de se servir un verre de vin sans alcool. Les produits qu’il a goûtés n’étant pas à la hauteur de ses attentes. « Ça manquait de rondeur et de profondeur », dit-il.

Les vignerons d’ici se divisent donc en deux camps : ceux qui veulent tenter le coup et ceux qui préfèrent ne pas se lancer. Charles-Henri de Coussergues veut relever le défi. Il souhaite que l’Orpailleur puisse offrir un vin sans alcool de qualité d’ici trois ans. Il suit de près ce qui se fait dans ce domaine en Europe, où la tendance est aussi bien enclenchée dans les chais et où les techniques se développent pour retirer l’alcool du vin, tant par des processus à chaud qu’à froid.

Au vignoble Château de cartes, pas question de regarder passer le train non plus. Le processus est bien enclenché.

Le vin sera sec, précise le vigneron Stéphane Lamarre, qui reproche aux vins sans alcool sur le marché leur haute teneur en sucre résiduel, ce qui les rend, souvent, imbuvables.

Or, la clientèle pour le vin sans alcool a changé, dit-il. Les gens ne le boivent plus par nécessité, mais par choix. Il faut donc y introduire la notion de plaisir. Le premier blanc sans alcool du Château de cartes, en version tranquille et effervescente, devrait être commercialisé l’année prochaine, après de nombreux essais et un processus que le vigneron veut tenir secret.

En servir

Chaque fois que de nouvelles recommandations sur la consommation d’alcool sont rendues publiques, on en ressent directement les effets… derrière le bar, constate Renaud Poulin, président-directeur général de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec (CPBBTQ).

Selon lui, les grandes lignes émises par le CCDUS auront assurément un impact pour les 925 établissements que sa corporation représente.

On n’en connaît pas encore l’ampleur. Il pourrait y avoir une baisse de la clientèle. Comment les gens vont réagir ? On ne le sait pas vraiment. Chaque fois qu’il y a ce genre de recommandations, on le sent.

Renaud Poulin, président-directeur général de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec

À l’instar de la SAQ, M. Poulin souligne que les propriétaires ne peuvent plus se contenter d’offrir un seul produit sans alcool et doivent bonifier leur carte dans ce créneau. « Les bières sans alcool sont de plus en plus populaires. Les grands brasseurs ont tous une alternative sans alcool. On ne peut plus se limiter à un seul produit. Ça en prend plusieurs. On n’a pas le choix. Les gens veulent sortir quand même, voir des amis, regarder le Super Bowl. »

Du côté de la Nouvelle Association des bars du Québec (NABQ), le président, Pierre Thibault, également copropriétaire de la Taverne Saint-Sacrement, ne croit pas, pour sa part, que le mouvement aura un impact sur son chiffre d’affaires.

« Le message de la modération aura toujours sa place, tient à dire celui dont l’organisation compte 200 membres. Ça va peut-être amener les gens à consommer différemment. Mais je ne pense pas que ça ait un impact négatif sur l’industrie des bars. »

En savoir plus
  • 43 %
    Hausse de l’offre de produits sans alcool sur les tablettes des succursales de la SAQ en un an. Pendant la même période, les ventes ont connu une hausse de 40 %.
    Source : SAQ, rapport annuel, 2022