Le fisc réclame des millions à deux ex-avocats québécois qui détenaient des comptes en Suisse révélés dans une fuite de renseignements sur la Banque HSBC en 2015. Ils assurent toutefois que l’argent n’est pas le leur, mais celui de clients syriens… qu’ils refusent d’identifier.

Michael Lackstone et Harold Peter Turner travaillaient ensemble avant de prendre leur retraite et de quitter le pays. Revenu Québec affirme qu’ils ont caché des revenus totalisant près de 4,7 millions dans des comptes suisses, de 2002 à 2007. Le fisc leur réclame au total plus de 3,3 millions en droits, pénalités et intérêts.

Mais les anciens avocats, qui habitent aujourd’hui Israël et Londres, assurent qu’ils n’ont « jamais eu d’intérêt personnel de quelque nature » dans ces comptes. Les fonds appartiendraient plutôt à deux de leurs clients « qui n’étaient pas résidents au Canada ».

Mais encore ? Lackstone et Turner refusent d’être plus précis, malgré les lois fiscales. Leurs clients invoquent le « secret professionnel », disent-ils. Ils leur « interdisent » de révéler leur identité, « d’autant plus qu’ils proviennent d’une zone hautement volatile », mentionnent leurs demandes d’appel d’avis de cotisations.

De l’argent syrien

En 2020, leur ancien avocat précisait seulement dans un courriel déposé en cour que la région d’origine des clients est en fait « le Moyen-Orient et de façon plus précise, la Syrie ».

Ils auraient fait appel à eux pour distribuer les fonds de ces comptes suisses à leurs proches en cas de décès.

Selon Lackstone et Turner, leurs noms étaient inscrits comme « signataires autorisés » afin de leur permettre « de remplir les instructions » qu’ils recevaient.

Bien entendu, Revenu Québec veut en savoir plus. Pour le fisc, les demandes d’appel de Lackstone et Turner, fondées sur le secret professionnel, « sont déraisonnables ou détournent les fins de la justice », puisqu’elles l’empêchent de défendre ses cotisations.

Fuite mondiale

« Les comptes en cause étaient détenus à la Banque HSBC à Genève, qui a fait l’objet d’une fuite de renseignements », mentionnent les procédures des deux avocats dans leurs appels d’avis de cotisations.

Un ex-employé devenu sonneur d’alarme, Hervé Falciani, a livré des données sur 106 000 clients de la banque privée HSBC au gouvernement français en 2008. Paris a ensuite remis à plusieurs autres États des renseignements sur leurs propres ressortissants titulaires de comptes secrets.

Le Canada a ainsi reçu des informations sur 394 comptes « à risque » et contenant des sommes d’argent élevées, rapportait La Presse en 2015.

Le quotidien français Le Monde avait aussi eu accès à une partie de la fuite et l’avait partagée avec l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). La Presse a eu accès à ces fichiers et a retrouvé les données sur les comptes de Lackstone et Turner.

Les documents font état de deux comptes abritant un total de près de 4,7 millions, soit précisément le même montant que réclame Revenu Québec.

La mère de Turner dans les données

Les données de l’ICIJ ne contiennent aucune trace de clients syriens. Par contre, elles mentionnent une certaine Marjorie Turner, née en 1917.

Le fisc québécois ne relève pas cette information dans ses procédures. Mais elle n’a pas échappé à l’Agence du revenu du Canada.

Car le fisc fédéral a lui aussi imposé Lackstone, dès 2013. Dans le cadre de ses propres démarches, Ottawa note que les relevés bancaires sur ses comptes suisses mentionnent « Peter Harold Turner, avocat travaillant au sein de la même firme […], ainsi que Marjorie Turner, la mère de Peter Harold Turner ».

En 2020, la Cour canadienne de l’impôt a renvoyé les cotisations de Lackstone au ministre du Revenu national « pour nouvel examen et nouvelles cotisations ». Selon des sources proches du dossier qui n’ont pas l’autorisation d’en parler, une telle formulation signifie que des négociations ont fait diminuer les sommes exigées.

Des comptes directement à leur nom

Professeur de fiscalité à l’Université Laval, André Lareau ne voit pas comment Lackstone et Turner peuvent s’en sortir avec Revenu Québec sans identifier les bénéficiaires des comptes qui abritaient les 4,7 millions.

« Ça ne se tient pas, dit-il. C’est une utilisation du rôle d’avocat à mauvais escient. »

Les hommes de loi qui détiennent des sommes pour leurs clients doivent les placer dans des comptes en fidéicommis, explique-t-il. Or, les documents que La Presse a obtenus de l’ICIJ démontrent plutôt qu’ils détenaient l’argent dans des comptes à leur propre nom et à celui de la mère de Turner.

C’est aussi la compréhension d’Ottawa. « Aucune preuve n’a été présentée par l’appelant afin de soutenir qu’il s’agissait bel et bien de comptes tenus en fidéicommis », souligne l’Agence du revenu du Canada dans un document déposé à la Cour canadienne de l’impôt.

Les deux causes de Lackstone et Turner contre Revenu Québec ne se régleront pas avant plusieurs mois. Ils ont demandé de prolonger jusqu’en juillet le délai pour présenter leur dossier.

Jointe par La Presse, leur avocate Marie-France Dompierre, du cabinet Davies Ward Phillips, n’a pas répondu à nos questions.

Si vous avez des informations sur l’évasion fiscale, contactez notre journaliste au 438-396-5546 (cellulaire, Signal, WhatsApp) ou à hjoncas@protonmail.com.

Les mauvais plans d’un ex-avocat en immigration

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancien avocat Harold Peter Turner a « conseillé » à une mère et à une fille voulant s’installer au pays de « mentir aux responsables » à la frontière.

Pendant que des millions fructifiaient dans des comptes suisses à son nom, Harold Peter Turner menait une discrète carrière d’avocat en immigration à Montréal. Selon le Barreau, il a pris sa retraite en 2011, mais une décision d’un tribunal fédéral révèle qu’en 2015, il a « conseillé » à une mère et à une fille voulant s’installer au pays de « mentir aux responsables » à la frontière.

Cette recommandation douteuse a failli coûter très cher aux deux résidentes permanentes d’origine indienne. Elles ont affirmé qu’elles habitaient au Canada depuis de nombreuses années, alors qu’elles n’avaient pas mis les pieds au pays depuis 2006 et vivaient plutôt à Dubaï.

M. Turner leur a fait cacher les documents qui le démontraient, selon leurs témoignages devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR).

La mère a dit au tribunal qu’« elles avaient été surprises qu’on leur conseille de mentir ».

L’ex-avocat leur a aussi recommandé de passer au poste-frontière la nuit parce qu’à cette heure, les agents seraient des « employés à temps partiel et des personnes âgées », laissant croire qu’il serait facile d’entrer au Canada.

M. Turner leur avait dit qu’il s’agissait du seul moyen pour elles d’entrer au Canada, mais de ne pas s’inquiéter, car il l’avait déjà fait auparavant.

Extrait de la décision de la Commission, rendue en 2018

Le 27 décembre 2015, elles se sont présentées au poste de Cornwall, à la frontière entre l’Ontario et l’État de New York. Accompagnées de M. Turner, elles ont alors « fait de fausses déclarations sur leur résidence et d’autres points », selon la décision de la CISR.

« Finalement, après une période de questions ayant duré plusieurs heures au cours de la nuit, la vérité a été découverte », relate le tribunal.

« Cas limite »

Pour pouvoir revenir au Canada, les résidents permanents doivent avoir passé au moins 730 jours au pays dans les 5 dernières années, ce qui n’était pas le cas des deux femmes. La Commission a tout de même accepté qu’elles reviennent parce qu’elles devaient quitter Dubaï et le tribunal a jugé qu’elles couraient des risques en tant que femmes en Inde.

Mais les « fausses déclarations très graves au point d’entrée », qu’elles ont faites sur les conseils de M. Turner, ont failli faire pencher la balance de la justice du mauvais côté pour ce « cas limite », selon les mots de la CISR.

« L’administration efficace et efficiente du système d’immigration du Canada exige que les personnes fournissent des renseignements complets et véridiques, souligne la décision. Ainsi, de fausses déclarations peuvent miner l’intégrité du système d’immigration, et elles doivent être prises au sérieux. »

En savoir plus
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    Valeur, en milliards de dollars, des fonds ayant transité par les comptes révélés dans la fuite SwissLeaks de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ)
    Sources : Le Monde, ICIJ