Comptabilité digne d’un dépanneur du coin, mentions d’arnaque à la Ponzi et pratiques douteuses : un rapport accablant émanant de la justice américaine en rajoute une couche sur la faiblesse des vérifications menées par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) avant de miser 200 millions sur Celsius Network – somme qui s’est évaporée en moins d’un an.

Le rapport de l’ancienne procureure fédérale Shoba Pillay – nommée par le juge new-yorkais Martin Glenn, qui supervise les procédures de faillite de la controversée cryptobanque – a été rendu public, mardi. Le document d’environ 700 pages dresse plusieurs constats troublants sur les pratiques de l’ex-partenaire du bas de laine des Québécois.

« Dans les coulisses, Celsius menait ses activités d’une manière radicalement différente de la façon dont elle se présentait à ses clients, et ce, dans tous les domaines », affirme la vérificatrice.

« Consultant en Ponzi »

Depuis la débâcle de Celsius, son modèle d’affaires a été comparé à plus d’une reprise à une arnaque à la Ponzi. C’est ce que semblaient également penser des employés de l’entreprise dès 2021 – avant l’arrivée de la CDPQ dans le portrait.

« Le 19 janvier 2021, M. [Dean] Tappen a déclaré, dans une communication interne, que son titre chez Celsius devrait plutôt être ‟consultant en Ponzi” », révèle le rapport.

En interrogatoire, Dean Tappen, « spécialiste du développement des monnaies », a tenté de minimiser la portée de sa déclaration en affirmant qu’il s’agissait d’une « mauvaise blague » effectuée pendant « une conversation tard le soir ». Une fraude à la Ponzi consiste à utiliser les entrées d’argent émanant de nouveaux investisseurs pour verser de faux rendements à d’autres investisseurs ou rembourser ceux qui désirent récupérer leur argent.

N’en déplaise à M. Tappen, l’enquête de Mme Pillay révèle que Celsius pigeait dans les dépôts de ses clients et se servait de l’argent de ses investisseurs depuis pratiquement le premier jour.

Cette pratique a notamment permis à Celsius de soutenir artificiellement le cours de sa propre monnaie virtuelle – appelée CEL – pendant que son ex-chef de la direction et fondateur Alex Mashinsky et d’autres employés en vendaient. L’homme d’affaires a pu empocher près de 70 millions US grâce à ce stratagème.

Comptabilité bon marché

Elle était présentée comme une plateforme de « calibre mondial » par la Caisse en octobre 2021 avec une valorisation supérieure à 3 milliards US. Pourtant, Celsius effectuait sa tenue de comptes avec QuickBooks, un logiciel de comptabilité qui s’adresse essentiellement aux petites et moyennes entreprises (PME).

Mme Pillay a pu interroger au moins 25 employés et ex-salariés de la cryptobanque, dont M. Mashinsky, pendant son enquête.

PHOTO REUTERS TV, REUTERS

Alex Mashinsky est le fondateur et ancien chef de la direction de Celsius.

Malgré toutes les ressources à sa disposition, la complexité du système comptable de l’entreprise a « entravé » le travail de la vérificatrice, souligne le rapport. Les informations financières étaient réparties à travers 15 entités différentes. Il était donc difficile d’avoir un bon portrait de la situation financière de la cryptobanque fondée en 2017.

« Celsius a commencé à préparer manuellement des états financiers consolidés au deuxième trimestre » de 2021, souligne Mme Pillay.

Comment fonctionnait Celsius Network ?

Elle mettait en commun les dépôts de cryptomonnaies, comme le bitcoin. Elle offrait des prêts et intérêts, qui pouvaient parfois atteindre 17 %, aux déposants. Le plongeon des monnaies virtuelles en 2022 a précipité la cryptobanque dans une crise des liquidités. Elle a gelé les retraits de ses déposants avant de se placer à l’abri de ses créanciers, le 14 juillet dernier. Ses clients ignorent toujours s’ils pourront récupérer leurs cryptoactifs. Après la débâcle de Celsius, d’autres plateformes, comme FTX, se sont effondrées.

« Un gâchis »

Comment la CDPQ a-t-elle pu effectuer une vérification au préalable selon les règles de l’art si une vérificatrice aux pouvoirs élargis nommée par le tribunal a eu de la difficulté à obtenir ce qu’elle demandait ? C’est la question que se pose Saidatou Dicko, professeure de gouvernance au département des sciences comptables de l’ESG UQAM et experte en gouvernance.

On parle d’un système comptable de PME. La gouvernance était inexistante, il n’y avait pas de système de gestion des risques et la comptabilité était inacceptable. C’est un gâchis.

Saidatou Dicko, professeure de l’ESG UQAM et experte en gouvernance

Mme Dicko a été « abasourdie » par le contenu du rapport de Mme Pillay.

« Comment la CDPQ a pu investir dans cette compagnie ? demande-t-elle. On a jeté l’argent par les fenêtres. On parlait d’une entreprise de classe mondiale, mais c’était géré comme le dépanneur du coin. Si la Caisse pensait investir dans une entreprise de classe mondiale, a-t-elle effectué des vérifications de classe mondiale ? »

Vérificateur recherché

Mme Pillay estime que Celsius était essentiellement insolvable depuis sa fondation. Même pendant une année de « marché haussier », l’entreprise a enregistré une perte avant impôt de 811 millions US en 2021, souligne-t-elle. La situation s’est grandement détériorée l’année suivante, où le plongeon des cryptomonnaies a provoqué une crise des liquidités.

Pourtant, « Celsius n’a jamais mis en place une politique robuste de gestion des risques avant de déposer le bilan », écrit la vérificatrice.

En matière de conformité, une personne avait été embauchée afin d’effectuer un audit – passer les états financiers au peigne fin –, mais la haute direction de la cryptobanque a retardé la mise en place de pratiques formelles en la matière.

À l’analyse

Interrogée, la CDPQ a dit prendre connaissance du rapport, sans aller plus loin.

En août dernier, le président et chef de la direction, Charles Emond, avait publiquement reconnu l’erreur de l’institution. Celle-ci refuse d’en dire davantage, évoquant la judiciarisation de la situation chez Celsius. Elle n’a toujours pas expliqué comment ses vérifications au préalable l’avaient incitée à allonger des millions dans une société qui s’est effondrée moins d’un an plus tard.

Au moment d’écrire ces lignes, le juge Glenn n’avait pas commenté le contenu du document. On ignorait, dans l’immédiat, l’impact qu’il aura dans le cadre des procédures de faillite. Parallèlement à ce processus, l’ex-patron de Celsius fait l’objet d’une poursuite civile.

Lisez l’article « L’arrivée d’investisseurs comme la CDPQ n’a pas empêché la tromperie »
En savoir plus
  • 400 millions US
    Somme de la ronde de financement à laquelle la CDPQ avait participé en octobre 2021
    source : cdpq
    10 mois
    Période écoulée entre l’annonce de l’investissement de la Caisse et la confirmation que son placement avait été radié.
    source : la presse