Depuis plusieurs semaines, Twitter est au centre de toutes les attentions, entre la restauration du compte de Donald Trump, la suspension de celui de Kanye West, le départ des équipes de modération, le lancement à l’emporte-pièce de nouvelles fonctionnalités, etc. De quoi donner le tournis et laisser croire à un manque de direction de la part de son nouveau patron, Elon Musk. S’il incarne jusqu’à la caricature de la microgestion, il ne manque pourtant pas d’idées directrices en appliquant la maxime de Montaigne : « Je ne vais qu’où je suis. »

Tout d’abord, Musk rend un service immense à l’ensemble de la tech en remettant en question le niveau d’engagement des équipes de Twitter. Cette industrie est prise au piège dans une crise de productivité inédite avec l’adoption à l’extrême du télétravail, puisqu’une proportion non négligeable des troupes a commencé à abuser en cumulant parfois plusieurs emplois. Si Robert Solow voyait des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité, Musk voit chez Twitter des développeurs partout, sauf dans la production de lignes de code.

Oui, Musk a eu recours à des méthodes brutales. Il met sous tension extrême une entreprise déclinante et incapable de se remettre en cause. Surtout, il fait entrer l’ensemble de cette industrie encore jeune dans l’atmosphère de l’économie réelle et de la contrainte de la recherche de gains de productivité, alors qu’elle avait connu jusqu’ici un trop grand confort en se gorgeant de milliards de dollars trop souvent facilement empochés.

À la longue, elle en avait oublié comment piloter l’engagement de ses propres équipes.

Aujourd’hui, aucun patron de la tech ne peut contourner la question de l’efficacité de ses équipes, surtout devant les investisseurs, en commençant par revoir ses modes de travail pour y remettre de l’ordre.

Même avec un retour à la normale, ces talents de la Big Tech vont demeurer rares et la compétition pour les attirer restera intense. Devant ce spectacle, certains s’interrogent sur la capacité de Twitter en tant que marque employeur attractive et positive. À tort, selon nous. Musk articule sa pensée entre vision et technologie. Chez lui, la vision est toujours ultrapuissante, à vocation planétaire et universelle, pouvant prendre la forme d’une vraie transcendance. Celle-ci se combine systématiquement avec l’objectif de captation d’une technologie disruptive à potentiel monopolistique.

Avec SpaceX, l’humanité devient multiplanétaire, mais l’enjeu technologique consiste à dominer le marché des télécommunications par satellite. Avec Tesla, il s’agit de mettre à l’échelle une mobilité décarbonée, mais l’objectif demeure de capter durablement la rente infinie du transport autonome. Avec Neuralink, l’humain doit rester supérieur à l’intelligence artificielle qui maîtriserait l’intelligence générale, mais ces puces ont pour vocation d’être la technologie immersive absolue dans le monde du métavers. Dans l’univers de Musk, le succès repose sur un cercle vertueux entre la vision et la technologie.

Avec Twitter, l’intention affichée est la sacralisation de la liberté d’expression.

Sur le plan technologique, l’enjeu n’est pas encore explicite. C’est sans compter que la récente suspension des comptes de journalistes chevronnés peut semer un certain doute. N’en demeure pas moins que faire de Twitter le gardien de la liberté d’expression, porté par une plateforme technologique au service des annonceurs, est à la mesure de l’ambition muskienne de domination. Cela nécessitera de surmonter plusieurs défis technologiques, tout en dépassant le conflit à venir avec Apple.

Les obstacles pour relancer Twitter sont immenses, surtout quand on cumule le pilotage de toutes ces entreprises en parallèle. Cela peut paraître inhumain et inatteignable. Mais face à autant d’audace et à une personnalité aussi clivante, on peut se demander si l’existence précède vraiment l’essence.