Le télétravail occupera une place centrale dans la négociation des conventions collectives de centaines de milliers de fonctionnaires au cours des prochains mois. Mais difficile de savoir sur quelle base se feront les discussions : ni Québec ni Ottawa n’ont réalisé d’étude pour évaluer la productivité de leurs fonctionnaires à la maison, après deux ans et demi de pandémie, a appris La Presse.

Nous avons demandé à obtenir « une copie complète des analyses, études ou recherches pour mesurer la performance et/ou l’assiduité des employés en télétravail » auprès de dizaines de ministères, par l’entremise des lois sur l’accès à l’information. Constat : aucun document du genre n’existe nulle part dans l’appareil gouvernemental.

En gros, il en revient aux gestionnaires de chaque ministère d’évaluer la performance de leurs employés, explique-t-on, sans égard au lieu de travail. Une situation qui pourrait poser un problème lorsque Québec et Ottawa décideront — ou pas — de ramener leurs employés au bureau au sortir de la pandémie, croit Étienne Charbonneau, professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

« S’il y a une politique mur à mur qui est adoptée par les hautes instances du Ministère, comme c’est souvent le cas dans des milieux de travail syndiqués, elles n’auront pas une vue d’ensemble de ce qui fonctionne ou pas », souligne l’expert, qui mène en ce moment des travaux de recherche sur le télétravail.

Étienne Charbonneau trouve « ahurissante » l’absence d’études, qui auraient pu permettre de savoir si des gains ou des reculs de productivité ont été observés depuis deux ans et demi. « Sur quelle base vont-ils décider de retourner les employés au bureau partiellement ou complètement ? Sur des impressions ? »

Grogne des employés

Qu’importe la façon de mesurer (ou pas) la productivité, une chose est claire : l’enjeu du télétravail sera au cœur de la renégociation des conventions collectives. Des syndicats représentant plus de 400 000 fonctionnaires québécois ont commencé à déposer leurs demandes la semaine dernière, à cinq mois de l’échéance du 31 mars 2023.

« Le télétravail arrive en haut de la liste », résume Guillaume Bouvrette, troisième vice-président du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), qui représente 23 400 employés de la fonction publique.

Québec applique depuis avril 2022 une politique-cadre sur le travail en mode hybride, qui exige que les fonctionnaires travaillent au moins deux jours par semaine au bureau.

Bien souvent, souligne Guillaume Bouvrette, les employés qui se déplacent au bureau finissent par passer une bonne partie de leurs journées dans des vidéoconférences avec leurs collègues qui sont à la maison. Il déplore aussi une « profonde iniquité » dans l’application des règles de télétravail entre les différents ministères.

Le SPGQ demande que toutes les règles et modalités entourant le télétravail soient négociées et inscrites dans les futures conventions collectives — plutôt que décrétées par l’employeur. « Les gens veulent plus de flexibilité. La politique-cadre du Conseil du trésor est rigide, à deux jours par semaine. Chaque personne a des besoins différents. »

Le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) dénonce aussi un aspect « arbitraire » dans l’application des règles. La politique uniforme qui oblige un retour à deux jours par semaine déplaît à bien des fonctionnaires, dit Christian Daigle, président du syndicat qui compte 33 000 membres, dont 85 % font du télétravail.

On veut qu’il y ait des explications. Si elles sont logiques, on va les respecter.

Christian Daigle, président du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec

L’écho est semblable à Ottawa, où plusieurs conventions collectives devront être renouvelées en 2023. L’Association canadienne des employés professionnels, qui regroupe 23 000 économistes, statisticiens et autres fonctionnaires fédéraux, demande à ce que les règles sur le télétravail soient enchâssées dans les futurs contrats de travail. Les directives actuelles « manquent de clarté » et sont « arbitraires », selon son président Greg Phillips.

« On comprend que de temps à autre, il peut y avoir des besoins d’aller au bureau, mais ce à quoi on s’oppose, ce sont les prétextes de besoins opérationnels pour nous demander d’aller au bureau », lance-t-il.

La productivité : pas un enjeu

Tous les dirigeants syndicaux interviewés par La Presse estiment que la productivité en télétravail a été au rendez-vous depuis le début de la pandémie. Des sondages menés auprès de leurs membres témoignent d’un épanouissement accru, voire d’une meilleure prestation de travail à la maison.

La présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel, semble partager cette analyse. Elle a affirmé l’an dernier que Québec n’avait observé aucun recul de productivité de ses fonctionnaires en télétravail.

Sur quoi s’est-elle basée pour faire une telle affirmation ? Il a été impossible de parler à Mme LeBel, mais son cabinet explique que « les gestionnaires de la fonction publique sont tenus de réaliser des suivis avec leurs employés sur une base régulière pour s’assurer qu’ils livrent ce qui est attendu en fonction des échéanciers convenus ».

Les « indicateurs de performance », comme le nombre d’appels reçus, de dossiers traités ou le respect des échéanciers, « sont les mêmes que l’employé soit en télétravail ou présent au bureau ». La reddition de compte annuelle faite par les ministères depuis le début de la pandémie montre en outre qu’ils sont « de façon générale plus performants qu’ils ne l’étaient », ajoute-t-on.

« Comme la pratique du télétravail a été précipitée par la pandémie, le Secrétariat du Conseil du trésor s’assurera, dans le futur, d’optimiser sa cueillette de données permettant de mesurer la performance et le rendement des employés de la fonction publique en télétravail », précise le cabinet de Sonia LeBel.

Le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada fournit des explications du même acabit. « Chaque ministère élabore sa propre feuille de route » et évalue le rendement de ses employés à l’aide d’une même application, souligne le porte-parole Martin Potvin.

Avec la collaboration de William Leclerc