Face à l’augmentation constante de la facture d’épicerie des consommateurs, le Bureau de la concurrence du Canada a décidé de scruter à la loupe la hausse des prix des aliments et de s’intéresser à la concurrence entre les principaux détaillants. Une étude à la portée « limitée », craignent toutefois les experts consultés.

Survenant près d’une semaine après le dépôt d’une motion du Nouveau Parti démocratique (NPD) enjoignant au gouvernement de mettre en place une « stratégie alimentaire abordable et équitable qui s’attaque à la cupidité » des détaillants en alimentation, l’annonce faite par l’organisme lundi – qui lancera une vaste étude sur la question – a été saluée par bon nombre d’acteurs de l’industrie.

Jointes par La Presse, les principales enseignes, Metro, Loblaw (Maxi, Provigo) et IGA, ont refusé de commenter la décision du Bureau de la concurrence, préférant laisser au Conseil canadien du commerce de détail (CCCD) le soin de réagir. Si le CCCD voit ce processus d’un bon œil, plusieurs experts ont des doutes sur la capacité du Bureau à changer la donne.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l'Université de Montréal

« La question que je me pose, c’est qu’est-ce que cette étude risque de changer ? », lance d’emblée Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Montréal.

C’est que l’organisme qui veut se pencher sur « la concurrence dans le secteur de l’épicerie et les raisons pour lesquelles les prix sont si élevés actuellement » n’a pas l’intention de « se concentrer sur les enjeux relatifs à l’achat de produits d’épicerie auprès des fournisseurs par les détaillants », peut-on lire dans un document publié sur le site du Bureau de la concurrence à la suite de l’annonce de lundi.

On rappelle en effet que « cet aspect du secteur est soumis à l’établissement d’un code de conduite qui est en cours de négociation entre les principaux intervenants ».

Or, M. Larouche est plutôt d’avis que le Bureau devrait étudier l’ensemble de la chaîne, et non seulement le prix des produits une fois placés sur les tablettes. « C’est préoccupant parce que le Bureau cite les études qui ont été faites dans d’autres pays, et dans d’autres pays, on regarde toujours l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement parce que s’il y a des problèmes, ce n’est pas strictement au niveau du détail, ça se peut qu’il y en ait en aval, auprès des fournisseurs, rappelle-t-il. Pour moi, c’est un peu limitatif. »

Il y a plusieurs rapports qui mettent en évidence le fait que les détaillants utilisent leur pouvoir d’achat parce qu’il y en a juste trois gros.

Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Montréal

Le spécialiste se demande également dans quelle mesure le Bureau de la concurrence réussira à établir un portrait global de la situation puisqu’il n’a pas le pouvoir de contraindre les entreprises à révéler des informations. « Quand il y a un pouvoir de contrainte, on peut forcer les entreprises à divulguer des secrets d’affaires, rappelle-t-il. Dans ce cas-ci, on va se retrouver avec une étude qui va donner beaucoup d’informations sur des facteurs facilement observables : l’évolution des prix, les marges bénéficiaires globales. Mais je ne suis pas certain qu’on va avoir beaucoup d’informations sur des pratiques spécifiques ou des solutions. »

De son côté, Sylvain Charlebois, directeur principal du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie, affirme que le fait d’esquiver complètement tout un pan de l’industrie, celui concernant par exemple l’achat de produits comme le fromage, les biscuits ou les pizzas congelées par les détaillants auprès des fournisseurs, est « décevant ».

« Ça m’achale, a-t-il lancé sans détour. Ça démontre une mauvaise compréhension de la dynamique de la distribution alimentaire », dit-il, ajoutant dans la foulée qu’il ne s’attendait pas à ce que l’étude ait un impact sur le quotidien des consommateurs se rendant à l’épicerie.

« Il y a quand même une mention disant que si le Bureau de la concurrence s’aperçoit que les relations en amont affectent le détail, il va regarder ça. Il se garde une porte ouverte », souligne toutefois M. Charlebois.

Le code de conduite en péril ?

Et c’est justement cette marge de manœuvre que se garde l’organisme qui inquiète le Conseil des industriels laitiers du Québec (CILQ), groupe représentant bon nombre de producteurs de fromage et de yogourt. On ne souhaite pas que cette étude ralentisse les travaux menant à l’élaboration du code de conduite.

« On espère que [l’étude menée par le Bureau de la concurrence] ne viendra pas perturber cet exercice-là », indique le président-directeur général du CILQ, Charles Langlois. Il craint que les détaillants soient plus prudents dans leurs discussions pour l’élaboration du code, préférant attendre les conclusions de l’étude du Bureau de la concurrence.

La mise en place d’un code de conduite vise à assainir les relations parfois difficiles entre les supermarchés et leurs fournisseurs. À l’initiative du ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, appuyé par ses homologues provinciaux, les acteurs de l’industrie comme les détaillants et les fournisseurs planchent actuellement sur l’élaboration de ce guide.

Au CCCD, qui représente notamment Metro, Loblaw, IGA, Walmart et Costco, on se dit « heureux » de voir que le Bureau de la concurrence veut « faire la lumière sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ».

Selon Michel Rochette, président pour le Québec du CCCD, l’organisme n’aura d’autre choix que de s’attarder à la mécanique de fixation des prix entre les supermarchés et leurs fournisseurs. « Le détaillant a peu de marge de manœuvre dans la fixation des prix sur les étagères. On ne peut pas imaginer faire une étude sur les prix sans regarder tout ce qui a mené à ces prix-là. Forcément, ils n’auront pas le choix de regarder en amont. »

Selon un sondage Angus Reid mené en août, 78 % des Canadiens estimaient que les supermarchés profitaient de l’inflation pour augmenter leurs prix. « Dans cette étude, nous allons nous concentrer sur la concurrence dans le secteur de l’épicerie et les raisons pour lesquelles les prix sont si élevés actuellement, peut-on lire sur le site du Bureau de la concurrence. Certains disent que c’est parce que les épiciers doivent payer plus cher les produits qu’ils vendent à cause de l’inflation. D’autres disent que les épiciers ont augmenté leurs prix parce que la concurrence est insuffisante. Nous voulons mieux comprendre ces enjeux. »

L’organisme a l’intention de s’entretenir avec des détaillants de toutes les tailles, avec des représentants des différents ordres de gouvernement ainsi qu’avec des experts en la matière. Les conclusions de l’étude devraient être publiées en juin 2023.

D’autres réactions à l’annonce du Bureau de la concurrence

On recommande au Bureau de la concurrence de ne pas seulement regarder le détail alimentaire, mais l’ensemble de la chaîne agroalimentaire : la production, la transformation, la distribution et le détail. La hausse des prix du panier d’épicerie ne s’explique pas juste par la concurrence [entre les supermarchés].

Stéphane Lacasse, directeur, affaires publiques et relations gouvernementales, à l’Association des détaillants en alimentation du Québec

Le fait que le Bureau de la concurrence soit à l’écoute est une victoire pour la population. La hausse du prix des aliments a atteint son plus haut niveau en 41 ans, mais les salaires des gens n’augmentent pas au même rythme. Les néo-démocrates dénoncent depuis des mois la cupidité des entreprises qui fait grimper les prix pour les travailleuses et travailleurs.

Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique

Je suis heureux de voir que le Bureau de la concurrence lance une étude sur la tarification des aliments. Il s’agit d’une bonne première étape, que j’ai demandée, pour obtenir des réponses sur les comportements potentiellement non concurrentiels dans ce secteur. Nous devons tous faire tout ce qui est en notre pouvoir pour rendre la vie abordable pour les Canadiens.

François-Philippe Champagne, ministre fédéral de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, sur Twitter

Le travail du Bureau de la concurrence exposera la réalité de la distribution alimentaire au Canada. Avec les autres provinces, des travaux sont en cours avec le code de conduite. Je vais suivre la suite avec intérêt ; le Québec est [disponible] pour collaborer.

André Lamontagne, ministre québécois de l’Agriculture, sur Twitter