(Saint-Basile (Portneuf)) Au Québec, la loi oblige les scieries à acheter en priorité du bois des forêts privées avant de piger dans les terres publiques. Mais le système actuel fonctionne mal, déplorent les représentants des 134 000 propriétaires de forêts privées de la province. Certains accusent l’industrie de verser des tarifs dignes de « Séraphin Poudrier », et des milliers d’entre eux veulent maintenant créer une agence qui négocierait des prix plus élevés.

Roméo Gauthier fulmine. L’agronome retraité a accumulé 200 hectares de forêts dans Portneuf depuis quatre décennies, qu’il entretient avec minutie pendant des heures tous les matins. Chaque mois, il consulte son journal L’information du forestier, où les scieries affichent chacune leur prix pour les billes d’épinette, de pin rouge et des autres essences d’arbres récoltées dans la région.

Les tarifs qu’on lui offre pour son bois sont loin d’avoir progressé au même rythme que le prix des planches de colombage (2 x 4) vendues en quincaillerie, tonne l’homme de 73 ans pendant une visite de ses terres.

« La série télé avec Séraphin Poudrier, dans les années dix-huit cent tranquille, où les colons avaient des problèmes avec les compagnies forestières, c’est des relents de ça : on est au même stade en ce qui concerne les propriétaires de forêts privées », lance-t-il en référence à la mythique série Les belles histoires des pays d’en haut.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Roméo Gauthier, qui possède 200 hectares de forêts dans la région de Portneuf, estime que le système actuel désavantage fortement les milliers de producteurs privés de la province.

Roméo Gauthier fait partie d’un réseau méconnu, mais important, de fournisseurs de l’industrie forestière au Québec. La province compte 134 000 propriétaires de forêts privées, qui détiennent en moyenne une quarantaine d’hectares – moins d’un demi-kilomètre carré. Certains y pratiquent la chasse ou ne font que conserver leurs bois à l’état naturel ; d’autres les considèrent surtout comme un investissement foncier à long terme.

Quelque 20 000 autres, comme M. Gauthier, coupent régulièrement des arbres pour les revendre aux transformateurs. Ils fournissent, bon an, mal an, 20 % de tout le bois utilisé par les usines du Québec. Leur degré de frustration est extrême dans plusieurs régions de la province, révèle une enquête de La Presse.

Un passage obligé

Si les forêts publiques représentent la principale source d’approvisionnement – et de loin – pour les scieries, papetières et autres usines de transformation de la province, le recours aux forêts privées est un passage obligé.

En vertu de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, l’industrie doit s’alimenter en priorité auprès d’elles (et de certaines autres sources comme l’importation) avant de pouvoir piger dans les immenses terres publiques québécoises. Les forêts publiques sont ainsi considérées comme « résiduelles » aux autres sources d’approvisionnement, selon le jargon utilisé par l’industrie et les fonctionnaires. Ce principe donne lieu à plusieurs interprétations divergentes.

IMAGE FOURNIE PAR LA FÉDÉRATION DES 
PRODUCTEURS FORESTIERS DU QUÉBEC

Les terres publiques se retrouvent principalement dans le nord du Québec, alors qu’au sud, la forêt privée domine.

Ce qui est clair, toutefois, c’est que la pandémie de COVID-19 est venue cristalliser une situation qui faisait rager de nombreux petits producteurs comme Roméo Gauthier depuis des années déjà. Après une longue crise, les cours du bois négociés sur les marchés – et vendus en quincaillerie – se sont mis à grimper en flèche à partir de la fin de 2020. Certaines scieries ont fortement augmenté les prix versés aux producteurs privés ; d’autres, beaucoup moins.

À la fin de 2021, par exemple, des producteurs du sud de la province affirmaient ne recevoir que 1 $ pour une bille de bois de huit pieds, alors qu’un seul colombage (2 x 4) issu de cette même bille pouvait se vendre 8 $ en quincaillerie.

« Il y a un mauvais partage de la richesse : la flambée des prix qu’on a vue dans le bois d’œuvre devrait être répartie », tranche Vincent Lévesque, directeur général du Syndicat des propriétaires forestiers de la région de Québec (SPFQ), affilié à l’Union des producteurs agricoles (UPA), qui représente 15 000 producteurs de la Côte-Nord, de la Capitale-Nationale, de la Mauricie, de Chaudière-Appalaches et du Centre-du-Québec.

Selon les statistiques de la Fédération des producteurs forestiers du Québec (FPFQ), le prix moyen payé par les usines aux proprios privés s’est élevé à 70,99 $ par mètre cube pendant l’année exceptionnelle de 2021 (tous produits et essences confondus), contre 66,97 $ l’année précédente (+ 6 %) et 59,07 $ en moyenne depuis 2002. À titre de comparaison, Produits forestiers Résolu, l’un des grands acheteurs de la province, a vu le bénéfice d’exploitation de son secteur « produits du bois » bondir de 62 % pendant l’exercice 2021, à 772 millions. (Le groupe québécois a été vendu à des intérêts indonésiens en juillet.)

Les prix ont commencé à redescendre à partir de février dernier, ce qui fait craindre à Vincent Lévesque que les proprios de forêts privées aient « raté le bateau » des hausses records observées entre 2020 et 2022.

IMAGE FOURNIE PAR LE CONSEIL 
DE L’INDUSTRIE FORESTIÈRE DU QUÉBEC

Les cours du bois ont atteint des sommets pendant la pandémie, avant de se replier à partir de février 2022, comme en témoigne la courbe de l’indice Pribec, considéré comme une référence. Les consommateurs n’ont pas encore remarqué de baisse du prix des matériaux de construction dans plusieurs quincailleries.

Bien des petits producteurs se disent forcés d’accepter les prix offerts par les scieries de leur coin de pays, à moins de faire parcourir des centaines de kilomètres à leurs « voyages de bois » pour obtenir mieux ailleurs. Plus de 6000 d’entre eux ont carrément abandonné la récolte dans la dernière décennie.

« Pour les propriétaires, à l’évidence, ça ne fonctionne pas bien », résume François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec et auteur d’une récente thèse de doctorat sur le sujet éminemment complexe de l’industrie du bois, à l’Université Laval.

« La concurrence ne joue pas »

Il faut dire que les règles de vente du bois privé ne sont pas uniformes d’une région à l’autre. Dans certains secteurs, les petits proprios vendent directement leurs billes aux scieries, en essayant de profiter du meilleur prix affiché. Ailleurs, des syndicats de producteurs ont conclu des ententes avec l’industrie, qui prévoient un mécanisme régulier d’ajustement.

Plusieurs syndicats et petits propriétaires accusent les industriels de « collusion » et croient que les entreprises de transformation se liguent entre elles pour fixer les prix, les plus bas possibles. Sans aller jusque-là, Vincent Miville, grand patron de la FPFQ, affiliée à l’Union des producteurs agricoles (UPA), souligne que le nombre d’acheteurs est très restreint dans la plupart des régions.

Pour les vendeurs, il n’y a souvent en réalité qu’un seul acheteur, ou peut-être deux ou trois, pour vendre leurs billes de bois dans leur région. La concurrence ne joue pas vraiment son jeu.

Vincent Miville, grand patron de la FPFQ

Des milliers de producteurs privés souhaitent aujourd’hui revoir complètement le système dans les régions où il n’y a pas d’ententes sur les prix. Le Syndicat des producteurs forestiers du sud du Québec (SPFSQ), qui représente 14 400 exploitants de forêts privées de l’Estrie et de la Montérégie, proposera en novembre la création d’une agence de vente pour encadrer la vente de sapin-épinette de sciage.

« On a beaucoup d’espoir pour que dans les prochains mois, ce système-là change et qu’on obtienne des prix qui reflètent la réalité du marché, explique André Roy, président du SPFSQ. On ne veut rien d’exorbitant. On veut que ça suive l’indice des prix, à la hausse ou à la baisse. »

Dans la région de Québec, le SPFQ tente quant à lui depuis des années de s’entendre avec les représentants de l’industrie pour négocier collectivement de meilleurs tarifs. Il reviendra à la Régie des marchés agricoles et alimentaires de trancher cette question.

Québec ne s’en mêle pas

L’industrie dément les accusations de fixation des prix et souligne que les cours du bois se sont fortement repliés, après leur explosion pandémique. Pour les transformateurs, le plus important est d’avoir une « prévisibilité » quant aux volumes de bois qui seront livrés en usine, explique-t-on. Ce qui n’est pas toujours évident avec les producteurs privés, libres de récolter ou pas le bois qui pousse sur leurs terres.

Le ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs est bien conscient des tensions entre industriels et propriétaires de forêts privées. Mais pas question de s’en mêler. C’est à la Régie de trancher les conflits, résume le sous-ministre associé aux Forêts, Alain Sénéchal, en entrevue à La Presse.

« Si vous parlez à un industriel, il va vous dire une chose, si vous parlez à un producteur, il va vous dire autre chose, souligne-t-il. Nous, on n’arbitre pas ces différends-là. Dans notre loi, dans notre législation, nous, on applique les lois et règlements. Ce qui est important, c’est qu’on s’entende sur la place qu’on laisse dans les usines pour que la forêt privée y trouve son compte et soit capable de vendre son bois. »

M. Sénéchal rappelle que la loi « prescrit » aux transformateurs d’acheter une certaine quantité de bois issu des terres privées. Leur refus de le faire ne se traduira pas par des garanties d’approvisionnement plus généreuses en terres publiques, insiste-t-il.

En chiffres

6,7 millions de mètres cubes

Volume de bois rond livré par les producteurs privés en 2021, contre une moyenne de 5 millions au cours des dernières années

475 millions

Valeur des livraisons de bois rond des producteurs privés en 2021, en hausse de 63 millions par rapport à 2021

29 millions de mètres cubes

Volume total de bois récolté sur les terres publiques en 2020-2021

321 millions

Valeur des droits de coupe versés par les usines à l’État en 2021-2022, laquelle devrait grimper à 400 millions en 2021-2022

Sources : FPFQ, CIFQ, MFFPQ

Payant pour les Québécois ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Portion de forêt rasée à Manawan, au nord de Saint-Michel-des-Saints, en mai 2022, où les activités forestières causent des frictions

La frustration des producteurs privés ne saurait exclure une question plus vaste : les Québécois tirent-ils suffisamment de bénéfices de l’exploitation des forêts publiques ?

Les droits de coupe ont généré 321 millions pour l’État en 2020-2021, et devraient atteindre 400 millions pour l’année qui vient de finir, selon le Conseil de l’industrie forestière du Québec (CIFQ). Son PDG, Jean-François Samray, signale que cela ne représente « que 5 % de l’ensemble des revenus générés par la forêt ». L’industrie évalue sa contribution au produit intérieur brut (PIB) québécois à 17,8 milliards, avec des exportations qui ont atteint un record de 12 milliards l’an dernier et près de 130 000 emplois. Ce sont les deuxième et troisième transformations, bien plus que la simple coupe de bois en forêt, qui font la force de cette industrie, dit M. Samray.

Rentabilité incertaine

Aucun calcul sérieux n’a été réalisé pour déterminer la rentabilité financière des coupes de bois, région par région, note François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs du Québec. Il a récemment terminé une thèse de doctorat de 291 pages sur l’exploitation de la matière ligneuse, sujet complexe s’il en est un. « Il y a des endroits où ça coûte plus cher d’aménager que la valeur du bois qu’on récolte. Ce que je veux dire, c’est que toute notre forêt, surtout publique, n’est pas équivalente. » Une analyse approfondie s’impose, selon lui.

Qui coupe quoi en forêt ?

Québec a revu en profondeur la gestion des forêts publiques au cours des deux dernières décennies. Dans la foulée du documentaire-choc L’erreur boréale, la « commission Coulombe » a conclu en 2004 à une surexploitation de la ressource par l’industrie. Ce constat a entraîné plusieurs changements, dont l’adoption de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, la création du poste de forestier en chef – indépendant du ministère des Forêts – et du Bureau de mise en marché des bois (BMMB). Un nouveau régime forestier est officiellement entré en vigueur en 2013 au Québec.

Comment sont déterminés les volumes ?

Le Bureau du forestier en chef détermine tous les cinq ans la capacité forestière sur les terres publiques du Québec. Cet exercice tient notamment compte des aires protégées, des zones humides et de la santé des différentes espèces d’arbres. « Une fois qu’on a déterminé, on fait quoi avec ça ? Je remets ces chiffres-là au ministre. Le rôle de l’attribution des bois et de la planification forestière lui appartient », explique en entrevue le forestier en chef Louis Pelletier. Son dernier calcul prévoit une hausse des possibilités forestières de 3 % dans les forêts publiques à l’échelle provinciale pour la période 2023-2028, mais aussi des baisses dans certaines régions.

Public c. privé

Sur la base de ces calculs, le Ministère accorde aux usines de transformation des « garanties d’approvisionnement » (GA) en bois issu des forêts publiques. Elles diffèrent selon leur emplacement, leurs besoins et la nature de leurs activités. Mais avant de pouvoir récolter ce bois, les usines doivent d’abord acheter une certaine quantité auprès d’autres sources en vertu du principe de la « résidualité ». Cela inclut le bois des forêts privées, mais aussi du bois des forêts publiques qui est mis en marché par le BMMB dans le cadre d’enchères. Bon an, mal an, l’industrie n’achète jamais la totalité des bois disponibles ni au public ni au privé. L’ingénieur forestier Sylvain Jutras, professeur titulaire au département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval, juge que le système actuel est géré « en silos » et est « inefficace ».

Une modernisation s’impose

« C’est un système qui est extrêmement complexe », reconnaît Jean-François Samray, PDG du CIFQ, qui représente les intérêts d’entreprises comme Domtar, Papiers White Birch, et Kruger. Il estime que le régime forestier mis en place en 2013 n’a pas rempli tous ses objectifs. Par exemple, la vente aux enchères de bois public par l’entremise du BMMB n’a pas apaisé les contestations américaines dans le dossier du bois d’œuvre. « Je pense qu’après 10 ans, on va être mûrs pour faire une analyse, une évaluation : qu’est-ce qu’on voulait faire au départ, et qu’est-ce qu’on obtient actuellement ? » En entrevue avec La Presse, le ministre sortant des Forêts, Pierre Dufour, reconnaît qu’une modernisation s’impose. « Le système n’est pas mauvais en tout et partout, mais il doit continuer à évoluer. »

« Nous n’avons pas le moyen de payer »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Louis-Frédéric Lebel, PDG du Groupe Lebel, l’une des plus importantes du domaine au Québec, photographié à Cacouna

L’un des plus importants acheteurs québécois de bois issus des forêts privées, le Groupe Lebel, déplore la « croisade » menée par les syndicats de producteurs privés pour établir un mécanisme de fixation des prix. L’entreprise affirme déjà perdre de l’argent dans certaines usines en raison de la baisse des cours du bois observée depuis le début de 2022.

« Aujourd’hui, surtout dans la région de Beauce–Chaudière-Appalaches, on paie trop cher, on n’est pas rentable », dit en entrevue Louis-Frédéric Lebel, PDG du groupe qui compte 1200 employés et une douzaine d’usines de transformation, surtout dans l’est du Québec.

Fondé il y a 65 ans, le Groupe Lebel recourt davantage au bois des forêts privées que la plupart des autres acteurs de l’industrie. Sur les 3 millions de mètres cubes qu’il achète chaque année, seuls 700 000 proviennent des garanties d’approvisionnement en forêts publiques, explique son PDG.

Les démarches de la part de syndicats affiliés à l’UPA devant la Régie des marchés agricoles le désolent. Louis-Frédéric Lebel se dit très ouvert à négocier des ententes avec de « petits ou moyens » groupes de producteurs, mais écarte ce qu’il voit comme un désir de « monopole ». Il déplore en outre le « salissage » par les syndicats envers les entreprises comme la sienne.

Une « commodité pure »

M. Lebel rappelle que les cours du bois sont négociés sur les marchés nord-américains et peuvent fluctuer plusieurs fois pendant une même semaine. Il s’agit d’une « commodité pure », comme le minerai de fer ou de cuivre, dont les cours sont « pleinement corrélés » avec l’état de santé de l’économie.

« Les marchés ont commencé à planter à peu près à la mi-février cette année, dit-il. On comprend qu’on ne le voit pas encore en magasin, malheureusement, quand le consommateur va chez Réno-Dépôt ou ailleurs, il n’est pas en mesure de voir des économies. Mais à la fin de la journée, si les prix ont planté de façon importante entre février et aujourd’hui, et c’est dû au ralentissement économique aux États-Unis. »

Le chef d’entreprise soutient que le bois issu des terres publiques n’est pas nécessairement meilleur marché que celui des forêts privées, une situation qui varie selon les prix décrétés au fil des trimestres par le Bureau de mise en marché des bois.

La prévisibilité

Au-delà de l’enjeu des prix, la question de la prévisibilité des approvisionnements est d’une importance majeure pour les transformateurs. La présence ou non d’un système de vente négocié par les syndicats ne pourrait rien y changer, selon Jean-François Samray, PDG du CIFQ.

« Le nœud du problème réside dans le fait que les syndicats n’ont pas de moyens d’obliger leurs membres à récolter le bois qui est mature », explique-t-il.