L’image fait rêver. Lors de formations avec des gestionnaires et des dirigeants, Annie Boilard, du cabinet spécialisé en ressources humaines Annie Réseau RH, montre aux participants une photo. Celle d’un bureau encombré sur lequel plombe la lumière du soleil. Parmi la multitude d’objets se trouve un passeport. Pour briser la glace en début de rencontre, la présidente demande au groupe de lui parler de cette image.

« Les trois quarts nous parlent du passeport, affirme-t-elle. Les gens veulent utiliser leur passeport et sortir. Ils veulent partir pour vrai. »

La pandémie ayant perdu grandement de son souffle, les gestionnaires, qui sont, eux, à bout de souffle, rêvent d’un vrai temps d’arrêt cet été. De plusieurs jours « collés » de repos. Si possible, dans une oasis accessible sur les ailes de Québec Air, Transworld, Eastern, Western ou Pan American ! Qui n’entend pas la chanson de Charlebois ces temps-si ? « Les gens parlent beaucoup présentement de leurs vacances, confirme Annie Boilard. Ils nous disent avoir besoin de vacances. On ressent la fatigue pandémique des gestionnaires. Et ça n’arrêtera pas. Les indicateurs économiques sont au vert, les carnets de commandes sont remplis, les entreprises sont en pleine production. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Annie Boilard, du cabinet spécialisé en ressources humaines Annie Réseau RH

Une étude de Solutions Mieux-Être LifeWorks et Deloitte Canada a dévoilé en 2021 que 82 % des cadres supérieurs étaient épuisés mentalement et physiquement, à la fin de leur journée de travail. Près du quart (23 %) pensaient à démissionner et 16 %, à occuper un poste moins exigeant.

« Les statistiques sont alarmantes, affirme Annie Boilard. Il faut prendre une pause. Quand on le fait, quand on est dehors, qu’on prend du soleil, nous sécrétons de la sérotonine, ce qui neutralise les hormones du stress. »

« On n’aura pas le choix de forcer l’arrêt, juge la diététiste-nutritionniste Andréanne Martin, qui a une équipe de huit employés au sein de l’entreprise qui porte son nom. On entend : je vais ralentir, mais je ne prendrai pas de vacances. »

On s’en va dans un mur, car c’est important de décrocher et de prendre soin de soi. Ce n’est pas un long week-end et simplement moins travailler qui vont donner un résultat.

Andréanne Martin, diététiste-nutritionniste

La recruteuse Fanny Larocque s’arrêtera après des mois à rouler à plein régime. « Pendant la pandémie, il y a eu de la gestion de changement toutes les semaines, raconte la présidente d’Agence Charlie, qui compte 10 employés. Au départ, ce fut énormément épuisant. Il a fallu se protéger et mettre ses limites. C’était difficile de ne pas répondre à tous. J’étais tout le temps au front. »

Objectif : Lune

Après des vacances estivales isolée dans un chalet pendant une semaine, Fanny Larocque partira cette fois en voyage deux fois plus longtemps. « J’ai très hâte, lance-t-elle. Deux semaines de déconnexion totale ! Et on se demande si ce ne sera pas trois. L’été dernier, je suis allée dans un endroit sans réseau. Cet été, ce sera chalet et voyage en famille, pas de courriel. C’est un must. C’est mon premier deux semaines en trois ans. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Fanny Larocque, présidente d’Agence Charlie

Car pour que les bienfaits se fassent ressentir, il faut être capable de décrocher, de partir la tête tranquille, d’oublier son téléphone intelligent au fond d’un tiroir. « Avec le temps, j’ai été capable de mettre des personnes responsables en place, raconte Fanny Larocque. Je ne suis plus au front. Je diminue ainsi les risques. Je connais beaucoup de clients qui répondent à leurs courriels et reviennent sans être reposés. »

Mais ne pas lorgner son ordinateur ou son cellulaire relève de la discipline olympique pour les gestionnaires, les dirigeants... en fait, pour tout le monde. « Je prends moi-même des vacances en restant connectée, admet Annie Boilard. Je ne suis pas fière de ça. »

Or, plus que la nécessité de prendre des vacances, c’est la nécessité de se déconnecter qu’il faut considérer. « Comme beaucoup prennent leurs courriels en vacances, ils ne peuvent pleinement se ressourcer », affirme Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.

Le bon exemple

Fermer tout et ne pas donner signe de vie sert par ailleurs d’exemple aux employés qui tenteront de faire de même. « Certains environnements de travail font en sorte que tu te sens obligé de répondre, note Manon Poirier. L’exemplarité fait que les gens ne décrochent pas. »

Si ton patron ne prend jamais de vacances, la culture organisationnelle doit éviter de suivre ça. D’ailleurs, on recommande aux gestionnaires de ne pas publiciser le fait qu’ils ne prennent pas de vacances.

Annie Boilard, du cabinet spécialisé en ressources humaines Annie Réseau RH

Dans les circonstances des dernières années, ne pas s’arrêter un bon moment peut avoir des effets sur plusieurs plans. Andréanne Martin voit de près les conséquences du stress lié à la pandémie et au tourbillon du travail. « Le cœur de l’entreprise est de l’accompagnement de gens qui souffrent de problèmes gastro-intestinaux, explique-t-elle. Ces problèmes et les problèmes de fatigue, de stress et de santé mentale sont reliés. On a deux mois d’attente, on ne peut plus fournir. J’ai dû revenir sur ma chaise de nutritionniste et clinicienne, car mon équipe est essoufflée. »

PHOTO FOURNIE PAR ANDRÉANNE MARTIN

Andréanne Martin, diététiste-nutritionniste

Elle peut au moins, entre deux rendez-vous, rêver à son voyage prévu en Italie cet été. « Trois semaines de vacances est toujours mon objectif chaque année, indique Andréanne Martin. Je réussis grâce à mon conjoint. Il me dit de ne rien ouvrir, mais c’est hyper difficile. Car notre entreprise, c’est notre bébé. On veut savoir si tout se passe bien. S’il y a un problème, on va vouloir le régler. »

Par ailleurs, Manon Poirier met en garde ceux qui partent et reviennent dans des conditions similaires au travail. « Oui, il faut prendre des vacances, mais il faut faire des changements après, indique-t-elle. Il ne faut pas retourner dans les mêmes conditions, mais se donner une autre discipline. »

Pourquoi pas des tracances ?

Le concept a pris de l’ampleur pendant la pandémie : combiner travail et décor inhabituel, remplir ses tâches à l’ombre d’un palmier ou de la tour Eiffel. Le décor est plus exotique pour abattre le travail. En mars dernier, La Presse a cité une étude de l’entreprise de réservation de vacances Kayak à ce sujet : 27 % des Canadiens employés (jusqu’à 38 % des travailleurs de la génération Z) disaient qu’ils allaient prendre des tracances en 2022. « L’idée est de garder en tête que c’est une politique et une démarche parallèle aux vacances, avertit toutefois Annie Boilard. Ce ne sont pas des vacances ! »