Le tunnel centenaire sous le mont Royal en fait voir de toutes les couleurs au responsable de la construction du Réseau express métropolitain, NouvLR. La Presse a épluché les rapports d’intervention des inspecteurs en santé et sécurité du travail sur le chantier de 7 milliards, lesquels ont débouché sur une vingtaine de constats d’infraction.

Des entorses aux règles en vigueur, des raccourcis et des documents incomplets : les façons de faire en place lors de l’incident du 1er février 2021 – où un drame funeste a été évité de justesse grâce à l’opiniâtreté d’un travailleur de la construction – ont valu à NouvLR des remontrances de la CNESST.

Selon l’inspection de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), la méthode de travail de NouvLR allait à l’encontre du code de sécurité des chantiers de construction.

Une situation étonnante, considérant l’expérience et les moyens financiers dont dispose le consortium NouvLR, formé notamment de deux fleurons québécois de la construction : Pomerleau et SNC-Lavalin.

Lors d’un sautage, « un trou raté n’a pas été recherché, identifié et contrôlé », note dans son rapport d’intervention l’inspecteur Jérémie Filion, ingénieur, le 11 mars 2021.

Un boutefeu a ordonné à un travailleur d’aller finir le travail au marteau piqueur. Celui-ci, devant le risque d’explosion, a refusé à deux reprises d’effectuer le travail demandé.

Après une vérification visuelle, il s’est avéré que le trou manqué contenait au moins trois bâtons de dynamite et trois détonateurs intacts. Il y a 9 chances sur 10 que le marteau piqueur aurait provoqué une explosion, selon le témoignage d’une personne sur place. Le trou raté a finalement été nettoyé par curetage à air. Il n’a pas été envisagé de reprendre le sautage.

Selon les témoignages de travailleurs rencontrés par M. Filion, les trous ratés surviennent « d’une à plusieurs fois par mois ».

Dans le cas d’un trou raté, la méthode à privilégier est de le réamorcer, insiste la CNESST. Quand c’est impossible, le curetage peut être envisagé, mais il faut une procédure écrite élaborée par un ingénieur. Or, il n’y a pas de procédure écrite par un ingénieur, constate la CNESST.

La gestion des trous ratés suite à un dynamitage est dangereuse et cette situation est contraire aux articles du Code de sécurité pour les travaux de construction.

Jérémie Filion, inspecteur de la CNESST, dans un rapport d’intervention

Les travaux d’explosifs ont été suspendus du 12 au 19 mars 2021, le temps de mettre en place les correctifs demandés par la CNESST.

La Presse avait relaté les grandes lignes de cet incident en janvier dernier.

Dans cet article, NouvLR se défendait en disant « appliquer les meilleures pratiques de l’industrie ». Or, la réalité est tout autre, selon l’avis d’un expert à qui La Presse a parlé.

« Dans le rapport, ce que je vois, c’est que les règles n’ont aucunement été appliquées », dit Joël Bruneau, enseignant en forage et dynamitage au Centre de formation professionnelle Val-d’Or, qui voit dans cet incident un exemple des choses à ne pas faire.

« Le rapport de la CNESST est assez critique et a fait part d’un certain nombre de manquements, convient le responsable de la santé et sécurité du chantier du REM, Jean-Daniel Le Gallic, que La Presse a rencontré récemment. C’est un constat qui a été fait et qui est factuel. On ne conteste pas le fait. […] Mais finalement, on est confiants que cette méthode était conforme aux standards. Si on lit bien le rapport, il est mentionné qu’on peut effectuer un nettoyage pas par réamorçage mais par un nettoyage à l’air. C’est faisable avec l’approbation de l’ingénieur. »

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Jean-Daniel Le Gallic, responsable de la santé et sécurité du chantier du REM

Le 1er février 2021, aucun ingénieur n’a approuvé quoi que ce soit concernant le trou raté. M. Le Gallic a précisé que le boutefeu a fait l’objet de mesures disciplinaires, sans vouloir préciser lesquelles.

La CNESST a rempli un constat d’infraction à la suite de cet évènement. « L’employeur a compromis directement et sérieusement la santé, la sécurité ou l’intégrité physique d’un travailleur lors de l’exécution de travaux de dynamitage, commettant une infraction à l’article 237 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail. » NouvLR n’a pas enregistré de plaidoyer. Les parties sont en attente d’une comparution à la Cour du Québec. M. Le Gallic n’a pas voulu commenter.

« Il serait peut-être mort »

La Presse a sollicité l’analyse de l’enseignant pour examiner les rapports d’intervention de la CNESST. Celui-ci est catégorique.

« L’opérateur de pelle, si ça avait été quelqu’un sans expérience, il aurait creusé pareil. Il serait peut-être mort. La personne qui avait de l’expérience a sauvé bien des problèmes », soutient M. Bruneau.

Autre fait inquiétant, le journal de tir du 1er février 2021 n’a pas consigné la présence de trous ratés. En fait, toute l’histoire n’a été rapportée aux responsables de la santé et sécurité du chantier que trois semaines plus tard. De son côté, la CNESST a été alertée le 9 mars 2021.

M. Bruneau est abasourdi par ce qu’il a lu. « On a dit qu’il n’y avait pas de ratés, mais on n’a même pas été capable d’observer le sautage au complet. Il manquait beaucoup d’informations. Il n’y avait pas le diamètre des trous, des explosifs et les quantités utilisées. »

Questionné sur ces manquements, M. Le Gallic, qui n’était pas en poste au moment des évènements, a eu cette réponse : « Quand tout se passe bien, au bout d’un moment, ça se relâche un peu. Le journal, on ne le remplit pas (instantanément), on le remplit en fin de journée. C’est là finalement où, malheureusement, ça nous a de nouveau alerté sur le fait qu’on devait reprendre de la rigueur. On avait déjà fait énormément de tirs depuis le début du projet et on a renforcé finalement notre plan de surveillance. »

Les sautages sont maintenant terminés dans le tunnel.

Le tunnel de tous les maux

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Depuis les premiers coups de pelle, NouvLR a reçu 19 constats d’infraction à la Loi sur la santé et la sécurité du travail sur l’ensemble des 67 kilomètres du chantier du REM, un chantier de 7 milliards de dollars. Du nombre, six constats concernent des travaux au tunnel.

Exposition aux poussières toxiques, travailleurs incommodés par le monoxyde de carbone et explosions inopinées de vieux bâtons de dynamite, le tunnel a sérieusement embêté le consortium NouvLR, responsable de la construction du Réseau express métropolitain (REM), révèlent des rapports des inspecteurs de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Depuis les premiers coups de pelle, NouvLR a reçu 19 constats d’infraction à la Loi sur la santé et la sécurité du travail sur l’ensemble des 67 kilomètres du chantier du REM, un chantier de 7 milliards de dollars. Du nombre, six constats concernent des travaux au tunnel.

Le consortium les a systématiquement contestés auprès de la Cour du Québec. Jusqu’à présent, il a plaidé coupable à six d’entre eux pour des amendes d’à peine 12 000 $. Onze dossiers sont en attente d’une comparution devant le juge.

« Il est primordial pour notre organisation que les employés et entrepreneurs sur les chantiers du REM travaillent dans des conditions parfaitement sécuritaires », a fait savoir Jean-Vincent Lacroix, porte-parole du REM, lors d’une rencontre avec La Presse visant à faire le point sur les travaux dans le tunnel. « Nous continuons d’assurer un suivi rigoureux en ce sens auprès de NouvLR, qui doit continuer à travailler de près avec les équipes de santé et sécurité pour établir les méthodes de travail sécuritaires. »

Sur l’ensemble du chantier du REM, NouvLR dit avoir connu une soixantaine d’accidents de travail avec blessé en quatre ans. NouvLR estime à 2,5 le taux de fréquence des accidents comparativement à une norme de 7,5 dans l’industrie. On ne déplore aucun accident mortel. Plus de 3000 travailleurs s’activent au chantier au pic de l’activité.

Le taux de fréquence est le rapport entre le nombre total d’accidents avec blessé et le nombre d’heures d’exposition au risque, multiplié par 1 000 000.

Simon Lévesque, responsable des dossiers santé et sécurité à la FTQ-Construction, déplore que malgré une « grosse équipe avec du budget » (coordonnateurs, inspecteurs et infirmiers) sur le chantier, cela n’a pas empêché des irrégularités ayant nécessité l’intervention de la CNESST ».

Le dernier défi connu auquel fait face le consortium NouvLR concerne la pose du mur mitoyen devant séparer les deux voies sur pratiquement toute la longueur du tunnel pour assurer la sécurité des usagers en cas d’incendie ou d’accident.

  • Un nouveau mur central sera inséré dans le tunnel pour séparer les deux voies par mesure de sécurité. Le mur est formé de composantes usinées et de parties coulées sur place.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    Un nouveau mur central sera inséré dans le tunnel pour séparer les deux voies par mesure de sécurité. Le mur est formé de composantes usinées et de parties coulées sur place.

  • On aperçoit sur cette photo les points d’ancrage du mur mitoyen qui ont été forés à distance au plafond de la voûte.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    On aperçoit sur cette photo les points d’ancrage du mur mitoyen qui ont été forés à distance au plafond de la voûte.

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En 2021, NouvLR a demandé la permission à la CNESST de procéder manuellement au perçage des trous d’ancrage du mur mitoyen, malgré le risque connu d’explosion inopinée de vieux bâtons de dynamite datant de l’ouverture du tunnel au début du XXe siècle. Depuis le début du chantier, deux de ces explosifs ont sauté inopinément.

Comme le forage des trous d’ancrage se fait en surface dans la couche du béton superposé au roc sans toucher à ce dernier – c’est dans le roc que se trouvent potentiellement de vieux explosifs –, NouvLR estimait que sa méthode était sécuritaire, d’expliquer Jean-Vincent Lacroix, porte-parole de CDPQ Infra.

L’organisme responsable de la santé et de la sécurité des travailleurs a opposé une fin de non-recevoir au consortium en raison des conséquences dramatiques en cas d’une nouvelle explosion inopinée.

NouvLR a donc procédé au forage des trous à distance, une méthode plus sécuritaire mais moins productive.

« L’opération de la machinerie à distance se fait à 50 mètres. Bien se positionner et s’enligner, ça va te prendre plus de temps. Ça a un gros impact sur le ralentissement par le côté incertitude », dit Jonathan Aubertin, professeur au département de génie de la construction à l’École de technologie supérieure (ETS).

Dans notre numéro de lundi, CDPQ Infra reconnaissait que livrer le tunnel à l’automne 2023 comme prévu représente « un défi d’importance ».

Voici d’autres enjeux ayant attiré l’attention des inspecteurs de la CNESST sous terre.

Poussières toxiques

Le 27 octobre 2020, la CNESST a constaté la présence de silice cristalline en suspension, une poussière toxique, à la grandeur du tunnel.

« Je constate, écrit l’inspecteur en santé et sécurité du travail Jérémie Filion, un empoussièrement généralisé d’un bout à l’autre du tunnel. […] À la station Édouard-Montpetit, je constate un brouillard de poussières omniprésent de telles manières que nos lampes torches créent des faisceaux lumineux visibles dans toutes directions. » Les poussières sont causées par les dynamitages et par les travaux de scarification des surfaces. Ce procédé consiste à désagréger une surface par des moyens mécaniques.

Depuis 20 ans, la silice cristalline est la deuxième cause de décès dus à des poussières toxiques, après l’amiante. L’inhalation de ces poussières risque de causer la silicose, une maladie irréversible pouvant entraîner l’invalidité et la mort. Des correctifs ont été exigés. La situation est maintenant corrigée, soutient Jean-Daniel Le Gallic, responsable de la sécurité sur le chantier du REM.

« On était en pleine phase d’excavation et en phase de dynamitage, et on était dans une période où la CNESST avait lancé ses politiques zéro tolérance, a-t-il expliqué. La CNESST a ciblé un nombre de risques majeurs sur les projets, dont la silice, pour faire de la prévention parce que c’était un sujet banalisé. »

Exposition au monoxyde de carbone

Les valeurs d’exposition au monoxyde de carbone ont été dépassées le 25 novembre 2021. « [Deux travailleurs] de NouvLR auraient été incommodés près de la Station McGill », lit-on dans le rapport d’intervention en lien avec cet évènement.

Lors d’une visite de suivi le 11 janvier 2022, l’inspecteur Mwamba note que des véhicules fonctionnant au diesel circulent dans le tunnel et qu’aucune inspection de ces véhicules n’est faite. Les résultats des relevés de gaz ne sont pas compilés et disponibles pour vérification. L’inspecteur constate en outre que des équipes de travailleurs ne sont pas équipées d’appareils de mesure de la qualité de l’air. D’autres suivis sont effectués en février et en mars.

« Il n’y a aucune garantie qu’une alimentation en air frais est assurée tout au long du tunnel Mont-Royal », écrit l’inspecteur Mwamba le 7 mars 2022. « Le code stipule deux types de mesures à deux niveaux de température des gaz d’échappement », a expliqué M. Le Gallic, qui reconnaît être toujours incapable de trouver un sous-traitant pour effectuer le test demandé à la température la plus élevée.

Une série d’incidents

6 mars 2019 : incident impliquant la grue à tour

1er mai 2019 : interdiction d’utiliser la plateforme de levage des travailleurs à la gare Édouard-Montpetit, jugée non sécuritaire. Elle sera par la suite retirée du site.

20 juillet 2020 : première explosion inopinée d’un bâton de dynamite centenaire. Les travaux de forage sont suspendus pendant trois mois. La CNESST exige que le travail se fasse à distance.

27 octobre 2020 : présence de silice cristalline en suspension dans le tunnel. Des correctifs sont constatés six mois plus tard, après l’intervention de la CNESST.

1er février 2021 : à la suite d’un dynamitage, un trou raté n’a pas été contrôlé. Un travailleur a refusé de faire le travail exigé, qui aurait pu lui être fatal 9 fois sur 10. Suspension des travaux de manutention des explosifs dans le tunnel du 12 au 19 mars 2021.

8 juin 2021 : un explosif non détoné à la suite d’un sautage s’est retrouvé dans les déblais. Un godet de pelle mécanique l’a fait exploser.

27 juillet 2021 : nouvelle explosion inopinée d’un bâton centenaire. On ne déplore aucun blessé, car le sautage s’est fait à distance conformément à la procédure en place depuis l’explosion de juillet 2020.

25 novembre 2021 : les travailleurs se plaignent que des valeurs limites d’exposition au monoxyde de carbone ont été dépassées près de la station McGill.

Avec William Leclerc, La Presse