Un virtuose québécois de la manipulation boursière a payé une infime partie des amendes de 11,2 millions dont il a écopé. Depuis 2016, il a aussi ouvert trois sociétés extraterritoriales et des comptes de banque aux quatre coins du globe. C’est ce que démontrent les Pandora Papers, la fuite massive de documents sur les paradis fiscaux, partagée avec La Presse.

Cinq ans après avoir écopé d’une amende record de 11,2 millions, un as de la fraude boursière n’a payé que 12 000 $, en vertu d’une entente avec Québec basée sur sa « situation financière ». Or depuis 2016, il a payé plus du triple seulement en frais administratifs pour trois sociétés aux îles Vierges britanniques, à Hong Kong et aux Bahamas, révèlent les Pandora Papers.

Parmi les 12 millions de documents sur les paradis fiscaux dévoilés l’automne dernier par l’International Consortium of Investigative Journalists, près de 500 concernent Jean-François Amyot. Ils racontent comment il a ouvert des sociétés extraterritoriales (aussi dites offshore) à travers une prête-nom des Seychelles et en utilisant son avocat Bruce Taub. Et ce, avant même le début de son procès pour fraude au Québec.

Une juge du Massachusetts l’avait déjà condamné en 2015 à payer 6,9 millions US (9,2 millions CAN à l’époque) en amende pour son stratagème de manipulation boursière sur des actions de pacotille américaines. Et il n’était pas au bout de ses peines : au Québec, l’Autorité des marchés financiers (AMF) allait elle aussi déposer une série d’accusations contre lui.

Actions de pacotille (penny stocks)

Ce sont les titres d’entreprises de très petite taille, échangés hors des grandes places financières comme les Bourses de Toronto et de New York. Ils correspondent souvent à des sociétés enregistrant très peu ou pas de revenus. Comme leur valeur totale est petite, des escrocs peuvent plus facilement faire varier le cours de leur titre en publiant des communiqués trompeurs à leur sujet.

Les autorités lui reprochaient un stratagème de pump and dump (pompage et largage). En bref, Amyot et ses complices avaient fait circuler des informations fausses ou trompeuses sur des entreprises afin de doper artificiellement la valeur de leurs actions. Ils liquidaient ensuite leurs titres afin d’empocher d’importants profits, avant que les autres investisseurs découvrent la supercherie et perdent leur mise. Pour faire monter le cours de l’action d’une société pharmaceutique par exemple, les suspects prétendaient faussement qu’elle avait développé une technologie avec l’Université du Québec à Montréal, puis reçu une offre d’achat d’un fonds koweïtien.

Après ses ennuis américains, la justice québécoise a puni Amyot de nouveau pour ses stratagèmes, qui lui ont rapporté des millions aux dépens des petits investisseurs. Il a finalement écopé de 11,2 millions en amendes et de 3 mois de prison à purger de façon discontinue en 2017.

Au moment de déterminer les modalités de versement de ces amendes, Québec dit avoir évalué sa capacité financière. « M. Amyot a pris une entente et jusqu’à maintenant, un montant d’environ 12 000 $ a été payé, explique la porte-parole du ministère de la Justice, Isabelle Boily. Cette entente étant respectée, aucune autre mesure n’a été entreprise. »

Le fisc s’est aussi abattu sur sa femme et lui. En 2017, Revenu Canada leur a réclamé 4,8 millions pour des sommes qu’ils auraient cachées, puis 484 010 $ en 2019. Les dossiers sont toujours ouverts à la Cour fédérale.

Paradis fiscaux

Les documents des Pandora Papers qu’a obtenus La Presse démontrent qu’à l’époque, Amyot avait déjà préparé de nouvelles structures dans les paradis fiscaux.

En mai et en juin 2016, il a d’abord fait enregistrer deux coquilles extraterritoriales aux îles Vierges britanniques et à Hong Kong au nom de son avocat Bruce Taub : Bettencourt Friedman Holdings Ltd. (BFHL) et Bettencourt Friedman Capital Limited (BFCL). Puis une prête-nom professionnelle des Seychelles en a officiellement pris la tête : une certaine Shirley Sabia Therese Van Kerkhove.

À partir du petit archipel au beau milieu de l’océan Indien, cette femme de 36 ans dirige sur papier des centaines de sociétés dont les actionnaires réels veulent rester discrets, révèlent les Pandora Papers. Elle travaille en fait pour le cabinet d’enregistrement de sociétés offshore suisso-dubaïote SFM Corporate Services.

La Presse a rencontré Amyot devant sa maison, cachée dans un écrin de verdure à Mont-Tremblant, au bord de la rivière du Diable. Il a d’abord nié détenir les deux sociétés-écrans. Au fil de la discussion, l’homme d’affaires reconnaît finalement qu’elles étaient bien les siennes. Il assure toutefois qu’elles n’existent plus aujourd’hui et qu’elles sont restées inactives. « Ça n’a pas servi du tout », dit-il.

PHOTO FRANÇOIS MÉTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

En rencontre avec La Presse, Jean-François Amyot dit qu’il a ouvert des sociétés aux îles Vierges britanniques, à Hong Kong et aux Bahamas pour cacher ses « démarches » comme consultant.

En rencontre avec La Presse, Jean-François Amyot dit qu’il a ouvert des sociétés aux îles Vierges britanniques, à Hong Kong et aux Bahamas pour cacher ses « démarches » comme consultant.

La Presse a pourtant repéré dans les Pandora Papers 13 factures totalisant 34 000 $ de frais pour maintenir les deux entreprises, sur quatre ans.

À quoi devaient servir ces coquilles, apparemment inutiles ? « À être un holding pour moi, dit-il. Pour faire des affaires dans les services de consultants, peu importe… »

Amyot affirme qu’il a dû cacher son identité parce que les entrepreneurs avec qui il travaille comme consultant ne veulent pas être associés à un fraudeur condamné.

« Dans les dernières années, j’ai eu des projets et j’ai planifié de les faire en utilisant des sociétés à l’étranger et en utilisant des prête-noms pour cacher mes démarches, dit-il. J’ai même voulu déménager aux Bahamas et obtenir un visa de résidence permanente à l’aide d’une compagnie qui serait enregistrée dans ce beau pays. »

Un document de 2018 issu des Pandora Papers indique d’ailleurs qu’il a ouvert une autre entreprise dans ce paradis fiscal, où il habitait en 2012 et 2013. Les 5230 $ facturés pour l’ouverture de cette société, Toyma Forget, incluent des frais pour l’ouverture de comptes de banque dans le territoire américain de Porto Rico.

Amyot songe toujours à quitter le Canada, mais il assure qu’il ne tente pas de cacher quoi que ce soit au gouvernement. « Je n’ai aucun argent directement ou indirectement à l’étranger afin d’éviter de payer mes impôts ou ma pénalité de la cour, dit-il. Dans les deux cas, je paie chaque mois pour mes impôts provinciaux et fédéraux, ainsi que pour l’amende. »

De mystérieuses factures

En 2016, alors qu’il ouvrait ses sociétés anonymes, son avocat Bruce Taub faisait des pieds et des mains pour éviter de nouveaux ennuis à Amyot. Un juge de la Cour du Québec n’y croyait pas tellement, estimant que leurs stratégies étaient « frivoles » et « dilatoires ».

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

L’avocat Bruce Taub a défendu Jean-François Amyot contre l’Autorité des marchés financiers. Son nom figure aussi dans les documents sur ses sociétés extraterritoriales, dans les Pandora Papers.

L’avocat Bruce Taub a défendu Jean-François Amyot contre l’Autorité des marchés financiers. Son nom figure aussi dans les documents sur ses sociétés extraterritoriales, dans les Pandora Papers.

Pendant ce temps, le cabinet SFM émettait des factures au nom de Bruce Taub pour les services rendus aux entreprises d’Amyot, selon les Pandora Papers.

En entrevue avec La Presse, l’avocat assure néanmoins qu’il n’en a aucun souvenir. « Ça se peut qu’une compagnie ait été incorporée, OK, mais pas plus que ça, dit-il. Pour les années 2017, 2018, 2019, je n’ai jamais vu ces factures. »

De son côté, Amyot réitère qu’il a bel et bien fait affaire avec Bruce Taub « pour l’enregistrement de compagnies ». « Ne pas se souvenir n’est pas la même chose que ne pas avoir fait. Comme on le dit si bien, la mémoire est une faculté qui oublie. »

Des coquilles et du bitcoin

Si Amyot affirme que ses deux sociétés n’ont servi à rien, La Presse a trouvé un communiqué de BFCL (Hong Kong) qui affirme avoir mis sur pied une plateforme d’échange de cryptomonnaies.

Le site n’est plus en ligne. La Presse en a toutefois trouvé une version de 2019 sur le site d’archives du web WayBack Machine.

Selon un avertissement (disclaimer) qui s’affichait sur la page d’accueil, WorldMarkets.io fonctionnait en vertu des lois de Saint-Vincent-et-Grenadines, un autre paradis fiscal des Antilles.

En cas de conflit avec un utilisateur, l’arbitrage aurait cependant eu lieu à Hong Kong, indique aussi l’avertissement.

Amyot assure toutefois que la plateforme n’est finalement jamais entrée en service.

Un ex-escroc dans les cryptos

Malgré son lourd passé, Jean-François Amyot a décidé de se lancer dans le marché des cryptomonnaies au grand jour. « Aujourd’hui je ne suis plus dans l’ombre, je suis le président de Fortaleza Digital que j’ai enregistrée à Londres, et je m’apprête à lancer la société en commençant par l’Amérique latine », dit-il. En avril, son entreprise a publié un communiqué pour mousser sa participation à Crypto Bahamas. Cet évènement regroupe de grands acteurs de l’industrie de la cryptomonnaie et de la chaîne de blocs. Dans le communiqué de Fortaleza, cette « fintech globale » ne fait pas l’économie des expressions en vogue dans le monde de la cryptomonnaie. Elle exploiterait une plateforme « centralisée » et « décentralisée », ainsi qu’un « marché aux jetons non fongibles ». Le tout, accessible « de plusieurs plateformes et applications, [y compris] le métavers », ces univers virtuels dans lesquels les utilisateurs peuvent créer leur propre personnage, leur propre monde… et faire leurs propres transactions en cryptomonnaie. La plateforme doit être accessible en juin.

Une toile internationale opaque

Côte-Saint-Luc, Montréal – 2016 à 2019

Les Pandora Papers contiennent 33 documents qui associent l’avocat Bruce Taub aux sociétés Bettencourt Friedman Holdings Ltd. et Bettencourt Friedman Capital Limited. Certains d’entre eux mentionnent sa date de naissance et son adresse à Côte-Saint-Luc, dans l’ouest de l’île de Montréal.

IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

Une copie du passeport de Bruce Taub, fournie au cabinet SFM Corporate Services pour ouvrir des sociétés offshore en 2016. Selon les métadonnées du fichier informatique, il provient d’un ordinateur au nom de Jean-François Amyot.

Îles Vierges britanniques, Panamá – mai 2016

Bettencourt Friedman Holdings Ltd. (BFHL) voit le jour dans les îles Vierges britanniques, chez Alemán, Cordero, Galingo & Lee (Alcogal), cabinet d’avocats panaméen dont plus de deux millions de documents se retrouvent dans les Pandora Papers.

IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

La page couverture de l’acte constitutif de Bettencourt Friedman Holdings Ltd.

Seychelles

Bruce Taub signe du même coup un contrat avec Shirley Sabia Therese Van Kerkhove, une citoyenne des Seychelles de 36 ans qui dirige sur papier des centaines de sociétés dans le monde pour des actionnaires discrets. Le contrat fuité ne contient aucune ambiguïté sur ses réelles responsabilités. « Je ne ferai aucune transaction, gestion, ou quoi que ce soit en ce qui a trait à la Compagnie, ni ne conclurai d’accord pour la Compagnie, sauf sur instructions écrites du propriétaire et de son représentant autorisé », promet Van Kerkhove.

  • L’accord passé entre Bruce Taub et la prête-nom des Seychelles, Shirley Sabia Therese Van Kerkhove

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

    L’accord passé entre Bruce Taub et la prête-nom des Seychelles, Shirley Sabia Therese Van Kerkhove

  • Une copie du passeport de Shirley Sabia Therese Van Kerkhove retrouvée dans les documents de SFM Corporate Services

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INTERNATIONAL JOURNALISTS

    Une copie du passeport de Shirley Sabia Therese Van Kerkhove retrouvée dans les documents de SFM Corporate Services

1/2
  •  
  •  

Hong Kong, Dubaï, Londres, Seychelles – juin 2016

Un mois après la constitution de la société des îles Vierges britanniques, le nom de Bruce Taub apparaît dans les documents d’enregistrement d’une autre entreprise à Hong Kong, Bettencourt Friedman Capital Limited (BFCL). Le cabinet SFM Corporate Services le facture pour deux nouveaux comptes de banque, à Hong Kong et Dubaï, ainsi qu’un bureau virtuel à Londres. Shirley Sabia Therese Van Kerkhove, la prête-nom des Seychelles, est nommée administratrice unique de cette société également.

  • Une facture de 6557 $ US pour l’ouverture de Bettencourt Friedman Capital Limited, les deux comptes et le bureau virtuel

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

    Une facture de 6557 $ US pour l’ouverture de Bettencourt Friedman Capital Limited, les deux comptes et le bureau virtuel

  • Certificat d’incorporation de Bettencourt Friedman Capital Limited à Hong Kong

    INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INTERNATIONAL JOURNALISTS

    Certificat d’incorporation de Bettencourt Friedman Capital Limited à Hong Kong

1/2
  •  
  •  

Îles Vierges britanniques, Hong Kong – octobre 2016

BFHL achète BFCL pour 1 $ de Hong Kong. Le holding des îles Vierges britanniques devient ainsi le seul actionnaire de l’entreprise chinoise, qui va bientôt mettre en ligne une plateforme d’échange de cryptomonnaies : WordMarkets.io, restée inopérante selon Jean-François Amyot. Les deux signataires de la transaction sont l’avocat Bruce Taub et la femme de Jean-François Amyot, Julie Forget, comme témoin.

IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

Deux personnes ont signé la vente de BFCL à BFHL : Bruce Taub et la conjointe de Jean-François Amyot, Julie Forget.

Bahamas, Porto Rico – octobre 2018

Cette fois, c’est Jean-François Amyot lui-même qui commande l’ouverture d’une nouvelle coquille : Toyma Forget inc., aux Bahamas. Le nom de l’entreprise correspond aux lettres inversées de son nom de famille et à celui de sa femme, Julie Forget. C’est d’ailleurs le numéro de téléphone de sa conjointe qui apparaît dans le formulaire à cet effet retrouvé dans les Pandora Papers (flouté par La Presse). Un mois plus tôt, Amyot a fermé son entreprise québécoise qui portait un nom apparenté : Toyma Capital inc. Il a fait aussi ouvrir des comptes de banque dans le territoire américain de Porto Rico et un bureau virtuel à Londres, selon un courriel retrouvé parmi les Pandora Papers. Coût de l’opération : 5230 $.

  • Un formulaire du cabinet SFM Corporate Services visant à ouvrir la nouvelle société Toyma Capital pour Jean-François Amyot

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

    Un formulaire du cabinet SFM Corporate Services visant à ouvrir la nouvelle société Toyma Capital pour Jean-François Amyot

  • Les noms de Bruce Taub et de Jean-François Amyot sont associés à la même adresse de la société de courriels cryptés CryptoHeaven dans les Pandora Papers. Elle ne contient pas leurs noms, seulement une série de chiffres.

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INTERNATIONAL JOURNALISTS

    Les noms de Bruce Taub et de Jean-François Amyot sont associés à la même adresse de la société de courriels cryptés CryptoHeaven dans les Pandora Papers. Elle ne contient pas leurs noms, seulement une série de chiffres.

1/2
  •  
  •  

Dubaï, Genève – mars et avril 2019

Les dernières factures du cabinet helvético-dubaïote SFM à Bruce Taub dans les Pandora Papers datent de 2019 et couvrent ses services pour BFHL et BFCL jusqu’au printemps 2020. La vaste fuite sur les paradis fiscaux ne contient pas de documents plus récents. En entrevue avec La Presse, Jean-François Amyot affirme que ces entreprises n’existent plus.

  • Dernière facture figurant dans les Pandora Papers pour Bettencourt Friedman Holdings Ltd.

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INVESTIGATIVE JOURNALISTS

    Dernière facture figurant dans les Pandora Papers pour Bettencourt Friedman Holdings Ltd.

  • Dernière facture pour Bettencourt Friedman Capital Limited.

    IMAGE FOURNIE PAR L’INTERNATIONAL CONSORTIUM OF INTERNATIONAL JOURNALISTS

    Dernière facture pour Bettencourt Friedman Capital Limited.

1/2
  •  
  •  

Hong Kong, Saint-Vincent-et-Grenadines – novembre 2019

En 2019, le site WorldMarkets.io est en ligne. La plateforme d’échange de cryptomonnaies appartient à BFCL et est enregistrée à Hong Kong. En entrevue avec La Presse en 2022, Jean-François Amyot affirme qu’elle n’a finalement jamais fonctionné. Dans la documentation « légale » qu’affiche le site, BFCL affirme qu’il est régi par les lois d’un autre paradis fiscal, Saint-Vincent-et-Grenadines, dans les Antilles.

IMAGE TIRÉE D’INTERNET ARCHIVE WAYBACK MACHINE

Le site WorldMarkets.io