Le monde du travail a changé. Au néologisme « présentiel » se colle maintenant celui de « travail hybride ». À l’heure où les employés retournent dans les bureaux un, deux ou trois jours par semaine, où le télétravail n’est plus une obligation, quelles questions doivent se poser les directions pour que tout se passe bien ? Pour prévenir plutôt que guérir ? Katherine Poirier, associée avocate en droit du travail et de l’emploi de la firme BLG, nous guide.

Q. En empruntant son escalier à la maison en chaussettes, de sa cuisine à sa table de travail au sous-sol avec son café à la main, un travailleur déboule, s’ébouillante et se fracture le gros orteil. En mode hybride, est-ce que la Loi sur la sécurité et la santé du travail s’applique à la fois au bureau et à la maison ?

R. Oui, en travail hybride, la maison d’habitation est considérée comme un « lieu de travail » et si un travailleur y fait une chute dans l’exécution de ses tâches, ce sera reconnu comme un accident de travail au même titre que si l’évènement était survenu dans l’établissement de l’employeur. Les questions les plus grises concernent les incidents survenus durant les pauses ou juste avant ou juste après le quart de travail : le tribunal analysera alors attentivement les circonstances de l’incident pour déterminer s’il y a une connexité avec le travail. De la même façon, un incident survenu en télétravail alors qu’on s’adonne à un geste purement personnel, comme aller répondre au livreur d’Amazon, pourrait être exclu du champ d’application de la loi.

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Me Katherine Poirier, associée avocate en droit du travail et de l’emploi de BLG

Q. Mais si le télétravail est facultatif, et non plus obligatoire comme au début de la pandémie, est-ce que les règles de santé et sécurité s’appliquent quand même à la maison ?

R. La Loi sur la santé et la sécurité du travail a récemment été modifiée afin de prévoir qu’un lieu d’habitation peut constituer un « lieu de travail », sans égard au fait que le télétravail y est effectué de façon sporadique ou permanente. Ainsi, les obligations générales de l’employeur et de l’employé visant à s’assurer que le travail soit effectué de façon sécuritaire s’appliquent lorsque l’employé travaille de la maison. Quant à la survenance d’une lésion professionnelle, le fait que l’employé effectue du télétravail de façon sporadique plutôt que régulière ou permanente n’empêchera pas en soi que l’employé puisse être indemnisé.

Q. Est-ce qu’un employé peut refuser d’aller au bureau, si son employeur impose le retour au travail à temps plein ?

R. Cette question doit s’apprécier d’après la réalité propre aux parties et l’entente contractuelle en vigueur. Le contrat de travail, la convention collective ou la politique de télétravail en place peuvent restreindre l’accès au télétravail ou au contraire créer des droits en faveur de l’employé. Il faut garder en tête qu’un contrat de travail évolue selon la réalité de ses conditions d’exercice concrètes : ainsi, un contrat conclu il y a plusieurs années qui prévoyait que le travail ne pouvait s’effectuer qu’à partir de l’établissement de l’employeur pourrait être modifié par la réalité des parties, si l’employeur maintient ses employés en télétravail alors que ce n’est plus obligatoire.

Q. À quoi s’exposent de part et d’autre l’employeur et l’employé sur ce plan : si l’employeur oblige et si l’employé refuse d’y aller ?

R. La jurisprudence nous précisera le tout davantage, naturellement. Mais en ce moment, un employé qui refuserait de retourner au travail sur les lieux, après avoir été formellement mis en demeure de le faire, pourrait s’exposer à ce que l’employeur considère qu’il y a abandon de poste. À l’opposé, l’employé pourrait potentiellement prétendre que l’employeur modifie substantiellement ses conditions de travail en exigeant la présence sur place, surtout si le rôle s’est effectué en télétravail de façon continue. Le contexte contractuel entre les parties, la nature du poste et des fonctions, le motif pour lequel l’employeur demande le retour en poste (lié aux tâches ? lié à la performance de l’employé en question ? lié à l’exercice du droit de gérance ? est-ce que tous doivent revenir ou juste cet employé ?) et le motif invoqué par l’employé pour refuser (tels une maladie chronique, un handicap, des obligations familiales, un droit reconnu par l’employeur) influenceront l’impact juridique d’un tel refus.

Q. Est-ce le temps de rouvrir et d’actualiser les politiques d’entreprise à cause du travail en hybride ?

R. C’est effectivement important de les actualiser, notamment la politique de télétravail de l’organisation, la politique de sécurité informatique lorsque les employés se branchent à distance, la politique de harcèlement et de violence au travail (afin de préciser que les incidents survenant en télétravail pourront être visés par les politiques). Mais surtout, il est important de prévoir spécifiquement une procédure afin de rapporter immédiatement tout accident survenant en télétravail, en documentant un tel accident comme si un secouriste était intervenu dans l’établissement de l’employeur.

Q. Est-ce que chez BLG, vous sentez de grands questionnements chez vos clients au sujet du retour en hybride ?

R. Plusieurs employeurs se questionnent sur le mode hybride et son impact sur l’engagement des employés, notamment, et sur leurs obligations en matière de santé et de sécurité. Plusieurs organisations mettent en place des incitatifs afin que les employés soient présents dans l’établissement à des moments précis, afin de favoriser un esprit de collégialité et un partage de connaissances. Certains employeurs dont les activités exigent d’offrir un service aux clients dans l’établissement constatent, quant à eux, que le mode de travail hybride qu’ils ont offert à leurs employés accroît la charge administrative afférente à la gestion des équipes, surtout lorsque le télétravail n’est pas planifié ou planifiable. Une chose est sûre : à moins d’un contexte de certitude absolue (par exemple : tout doit être exécuté sur les lieux où il n’y a plus d’établissement et tout doit être en télétravail entièrement), les organisations ont encore avantage à communiquer à leurs employés que le mode hybride actuel peut être sujet à changement selon l’évolution du rôle de chacun et des activités de l’organisation.