Appelez-le Steven ou Stéphane, Stephan Dupré n’en a cure. Le souriant directeur général de Fornirama aime le français et s’exprime parfaitement dans la langue de Molière, apprise à son arrivée au Québec à l’âge de 10 ans. « De la Floride, précise-t-il. Mes parents sont canadiens. »

Qu’on francise son prénom est donc bienvenu ! « Je suis pro-français dans ma façon de travailler et d’interagir avec les gens, raconte l’homme de 40 ans. Je mets l’accent sur le français, même si je suis entouré d’employés issus de l’immigration. »

Chez le rembourreur de meubles haut de gamme de l’est de Montréal, les conversations sont toutefois en anglais principalement. « Les stations de travail ont toutes des options en français, mais les gens sont plus habiles en anglais, indique Stephan Dupré. Mon espace Outlook est en français, mais le logiciel de comptabilité est en anglais. C’était même suggéré par notre fournisseur. On discute en français quand les employés et les clients sont francophones. Toute la documentation est en français et en anglais ; 85 % de notre marché est au Québec, des Tanguay et Germain Larivière. Mais les employés ont droit à un environnement adapté. »

L’adoption imminente du projet de loi 96, qui viendra renforcer la Charte de la langue française, décourage-t-elle le DG ? Déposé en mai 2021, il obligera les entreprises de 25 à 49 employés à obtenir un certificat de francisation comme pour les PME de 50 employés et plus.

Fornirama compte 46 salariés… « J’essaie de ne pas trop y penser, admet Stephan Dupré. Ces changements vont nous nuire sur plusieurs aspects. Ça va nous ralentir dans nos processus d’affaires, créer des problèmes d’opération dans l’usine. On n’a pas une marge bénéficiaire très grande, dans notre domaine. On garde déjà tout local pour la fabrication. Ça va nous affecter partout. Je ne veux pas être obligé d’embaucher quelqu’un pour nous rendre conformes. C’est très difficile, être manufacturier au Québec. »

Des millions pour se conformer

L’adoption de la loi cause des maux de tête à de nombreuses petites PME. Les coûts additionnés estimés par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) pour les 20 000 PME de 25 à 49 employés dans la province « sont de 9,5 à 23,4 millions », dit François Vincent, vice-président de FCEI pour le Québec. « Il y a beaucoup de formalités administratives. Il y a un processus à faire. Bien des garages, restaurants et entreprises manufacturières vont remplir des documents pour se faire dire bravo. Et c’est sans compter la production d’un rapport tous les trois ans. »

« Pour les PME, il y a une préoccupation face à l’inconnu et à toute la paperasse à remplir, confirme Antoine Aylwin, avocat associé de la firme Fasken. L’Office québécois de la langue française ne fait pas partie de leur vie. À la base, la Charte s’applique déjà depuis 40 ans. Là, on leur ajoute une couche de conformité. Il y aura des coûts et des efforts additionnels pour changer certaines pratiques. Plusieurs entreprises ne verront aucun changement. Mais celles qui ont une perspective internationale devront s’adapter. »

La FCEI estime qu’une PME type devra compter 42 heures pour analyser, avec l'aide d'un consultant, si elle est conforme ou s’assurer qu’elle l’est. Par ailleurs, elle se désole que l’analyse d’impact réglementaire et des coûts « n’ait pas été bien faite » par le gouvernement, selon M. Vincent. Et du fait que les délais pour se conformer aux nouvelles règles seront comprimés de six à trois mois.

Comment faire part de ses craintes sans avoir l’air de lever le nez sur l’importance du français dans la province ? « Le français est une force économique et on peut en tirer parti, les mesures sont nécessaires, mais ne doivent pas avoir comme impact d’augmenter la paperasse [que doivent remplir les entreprises]… pour dire qu’elles répondent déjà en français, estime François Vincent. On n’est pas contre la protection du français, mais là, il n’y a qu’un seul modèle applicable à toutes. »

Formulaires à remplir, documents contractuels qui devraient exister en français, formation d’un comité de francisation paritaire direction-employés, tout devra être fait en français pour avoir des subventions, par exemple. « Mais la plupart des fournisseurs du gouvernement le font déjà en français », note MAylwin.

La loi entraînera également l’obligation pour les organisations de « prendre tous les moyens nécessaires » pour prouver la nécessité du bilinguisme pour conserver un poste, à titre d’exemple, écrivions-nous dans La Presse, en janvier dernier. « C’est un beau concept théorique, mais difficile d’application, dit Antoine Aylwin. C’est difficile d’assigner une tâche en fonction de la langue. »

« On ne sait plus quoi faire pour recruter de la main-d’œuvre, déplore Stephan Dupré. Il n’y a pas d’inscriptions dans les écoles. Le clou est déjà bien profond à cause de la pénurie de main-d’œuvre, et là, la loi 96 s’ajoute… »