L’industrie automobile et les garagistes indépendants se livrent un bras de fer pour l’accès aux données des véhicules récents, véritables ordinateurs sur quatre roues

Un angle mort guette les propriétaires de véhicules récents, largement connectés, quand ils rendent visite à leur garagiste pour une réparation en apparence simple : se faire répondre que l’atelier du coin ne peut rien faire et qu’il n’y a que le concessionnaire qui puisse régler le problème – là où la facture risque d’être plus élevée.

Changer la poignée d’une portière, remplacer un contacteur de démarrage ou trouver ce qui cloche lorsque le témoin d’anomalie du moteur s’allume… Ces tâches se complexifient de plus en plus pour les centres de services indépendants. Tout ceci, vous l’ignorez peut-être au moment de vous installer derrière le volant de votre voiture neuve.

La raison ? Équipées de systèmes de navigation, de systèmes de reconnaissance vocale et d’autres outils de détection, les voitures des modèles récents agissent de plus en plus comme des ordinateurs. Ceux-ci transmettent une quantité grandissante de données, comme les conditions du véhicule, la consommation de carburant et le nombre d’heures de fonctionnement du moteur, directement aux constructeurs automobiles. Il est de plus en plus difficile d’avoir accès à ces données, déplore l’Association des industries de l’automobile du Canada (AIA), qui représente les ateliers de réparation et d’entretien.

« Récemment, nous avons eu un véhicule Mercedes qui ne démarrait pas, raconte Marc-André Boisvert, chez Pneus et mécanique SL, à Trois-Rivières. Nous avons effectué plusieurs tests, mais nous ne pouvions pas parler à certains modules électroniques. »

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Marc-André Boisvert

On ne pouvait pas trouver le diagnostic. Finalement, c’est Mercedes qui en a hérité. Le client n’est pas super content. Il sait que ça va lui coûter plus cher.

Marc-André Boisvert, de Pneus et mécanique SL, à Trois-Rivières

Pour empêcher ce scénario de se répéter de plus en plus, l’AIA souhaite une intervention gouvernementale pour serrer la vis aux grands acteurs de l’industrie automobile.

De leur côté, les concessionnaires et l’industrie se défendent en invoquant que les garagistes n’ont pas toutes les compétences requises pour réparer des voitures qui comportent de plus en plus de fonctionnalités technologiques et qu’un accès illimité à certaines données viendrait compromettre la sécurité des automobilistes.

Aux États-Unis, l’accès à ces données est au cœur d’une vive dispute judiciaire (voir autre texte).

Perte de vitesse appréhendée

Sans réglementation, l’AIA craint pour l’avenir des quelque 90 000 emplois chez ses membres au Québec ainsi que pour le droit des consommateurs de choisir à qui ils veulent confier leur voiture. L’Association estime que les constructeurs vont orienter les automobilistes vers les concessionnaires de leur réseau.

« Votre garagiste va vous dire : “Je m’excuse, mais malheureusement, je n’ai pas accès à l’information et je vous recommande d’aller chez votre concessionnaire”, affirme le président de l’AIA, Jean-François Champagne. On voit également cette problématique chez des carrossiers qui réparent des véhicules récents. »

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Jean-François Champagne, président de l’Association des industries de l’automobile du Canada

À maintes reprises, l’accès aux données a été source de discorde entre les constructeurs automobiles et le marché secondaire. Une entente intervenue en 2009 prévoyait un partage volontaire des informations. Les ateliers pouvaient donc y avoir accès par l’entremise du port de diagnostic (port OBD2) installé dans les automobiles et les camions. Ce port de diagnostic ne se retrouve pas dans toutes les voitures électriques. Il n’y en a pas dans les Tesla, par exemple.

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Les garagistes affirment que les ports de diagnostic sur les véhicules contiennent de moins en moins d’informations, ce qui les menotte dans leur capacité à faire des réparations. Ils demandent d’avoir accès à ces données.

De plus, la technologie sans fil permet aux véhicules connectés de transmettre une quantité grandissante de données en temps réel directement aux constructeurs. Cela permet à ces derniers de communiquer avec leurs clients pour, par exemple, recommander des entretiens préventifs. Les garagistes veulent avoir accès à ces données. Ils affirment que ces ports de diagnostic contiennent de moins en moins d’informations.

« Quand le véhicule est garanti, il n’y a pas de problème », dit Patrick Saint-Pierre, directeur des ventes chez Groupe Monaco, un distributeur de pièces automobiles. « L’enjeu, c’est après. C’est là que le choix du consommateur diminue. Tout faisait partie d’OBD2, mais les manufacturiers ont beaucoup restreint l’information. »

À Sainte-Julie, le garagiste indépendant Roony Pooch a commencé à diriger certains automobilistes vers les concessionnaires. Sans pointer des marques en particulier, il affirme que les appareils utilisés traditionnellement par son atelier pour diagnostiquer des problèmes deviennent limités.

Il y a des cas où les codes n’existent pas dans nos logiciels. On ne peut pas savoir ce qui fait défaut. Un témoin d’anomalie, quand il allume, les possibilités sont nombreuses. Il faut avoir accès à l’information.

Roony Pooch, garagiste indépendant

Au nom de la sécurité

L’Association pour la protection des automobilistes (APA) appuie les revendications des ateliers indépendants. Son président, George Iny, estime que cette industrie ne peut compter sur la « bonne volonté » des constructeurs.

« Je ne sais pas si le client va poser des questions sur le service après-vente au moment de l’achat d’un véhicule, ajoute-t-il. Il faut régler le problème en amont, avec une réglementation. »

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À l’ère des avancées technologiques, un partage des données viendrait compromettre la sécurité des automobilistes, soutient la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec.

Du côté de la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec (CCAQ), on convient que les automobilistes risquent d’avoir à continuer à fréquenter un concessionnaire pour y effectuer des réparations même lorsque la garantie de leur véhicule connecté sera échue.

À l’ère des avancées technologiques, un partage des données viendrait compromettre la sécurité des automobilistes, selon le président-directeur général de l’organisme, Robert Poëti. Il n’y a que les mécaniciens des concessionnaires qui sont adéquatement formés, plaide-t-il.

Ce n’est pas vrai qu’un spécialiste des pneus est capable […] de faire la mise au point entre les phares, du radar et le système de commande vocale de la voiture.

Robert Poëti, PDG de la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec

À l’Association canadienne des constructeurs de véhicules (ACCV), qui regroupe Ford, General Motors et FCA Canada, on abonde dans le même sens.

« Il y a une transformation majeure dans l’industrie, affirme son président et chef de la direction, Brian Kingston. Quand vous analysez toutes les caractéristiques des véhicules connectés, cela nécessite de la formation et de nouveaux outils. »

Selon lui, tout changement entourant l’accès aux informations des véhicules connectés devrait passer par une modification à l’entente volontaire de 2009, un avis que ne partage pas l’AIA.

En jeu, le « droit à la réparation »

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L’Association des industries de l’automobile du Canada demande au gouvernement fédéral d’intervenir pour forcer les constructeurs automobiles à partager l’accès aux données des véhicules.

Les grands constructeurs automobiles sont prêts à aller loin pour éviter de partager leurs informations. Aux Massachusetts, ils n’ont pas hésité à dépenser quelque 25 millions US en publicité dans le but de contrer une campagne référendaire visant à leur forcer la main.

Malgré la défaite, survenue en 2020, l’association qui représente des acteurs comme Ford, General Motors (GM), Honda, Hyundai et Mazda s’est tournée vers les tribunaux pour empêcher les ateliers indépendants d’avoir accès aux données transmises par les véhicules connectés.

Ce résultat du référendum avait défriché la voie à une mise à jour prévue de la loi sur le droit à la réparation du Massachusetts. La cause est toujours pendante devant les tribunaux.

Selon le président de l’Association des industries de l’automobile du Canada (AIA), cela démontre l’importance, pour le gouvernement fédéral, d’intervenir puisque des ententes avec des constructeurs semblent impossibles.

Il y a des Québécois qui, tous les jours, achètent de nouveaux véhicules sans trop savoir qu’ils permettent aux manufacturiers de collecter ces informations. On n’en discute pas beaucoup.

Jean-François Champagne, de l’Association des industries de l’automobile du Canada

Pour protester contre le changement réglementaire à venir au Massachusetts, Subaru a décidé, sans l’annoncer publiquement, de désactiver la technologie sans fil de ses véhicules vendus depuis le début de l’année. D’autres types de capteurs ont également été désactivés.

Cette question n’a pas fini de faire couler de l’encre au sud de la frontière. Washington s’intéresse à l’affaire. La question du droit à la réparation préoccupe l’administration Biden, et l’industrie automobile pourrait être encadrée plus sévèrement.

Au Canada, le portrait est différent en ce qui a trait au secteur automobile. La seule initiative concrète, pour le moment, est un projet de loi privé déposé aux Communes par le député néo-démocrate Brian Masse en février dernier. Il est toutefois rare de voir un projet de loi privé être adopté.

Le président de la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec (CCAQ), Robert Poëti, estime que les gouvernements ne devraient pas se mêler de cette question.

« Je pense que c’est une méconnaissance des technologies de l’automobile, s’ils pensent à faire quelque chose comme cela, dit-il. La meilleure personne capable de réparer un véhicule, c’est celle qui représente le constructeur, qui donne des formations à ses techniciens et mécaniciens. »

Au gouvernement fédéral, un changement ne semble pas dans les plans. Par courriel, le ministère de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie s’est limité à dire qu’il appuyait l’entente volontaire entre les constructeurs et les garages indépendants qui remonte à 2009.

Le président et chef de l’Association canadienne des constructeurs de véhicules, Brian Kingston, se dit favorable au droit à la réparation, mais ajoute qu’il y a une différence entre des appareils comme des téléphones intelligents et une automobile.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Poëti, PDG de la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec

Il y a beaucoup d’éléments qui entrent en ligne de compte pour assurer la sécurité des occupants d’un véhicule et des autres automobilistes sur la route. Soyons prudents avant d’adopter des lois qui pourraient mettre en péril la sécurité des conducteurs.

Robert Poëti, PDG de la Corporation des concessionnaires automobiles du Québec

Le gouvernement Trudeau dit travailler sur une politique sur le droit à la réparation, mais celle-ci ne concerne que les produits électroniques, une réponse qui déçoit l’AIA.

En savoir plus
  • 75 %
    Selon l’AIA, en 2021, près de 75 % des automobilistes faisaient affaire avec des ateliers indépendants pour l’entretien et la réparation de leur véhicule.
    AIA
    95 %
    D’ici la fin de l’année, la quasi-totalité des véhicules neufs au Canada sera équipée de la technologie télématique, qui collecte des données en temps réel.
    AIA