Pour l’inventeur autonome, la question se pose ainsi : quoi faire pour ne pas regretter d’avoir eu une idée géniale ?

Les idées de génie sont beaucoup plus fréquentes que les inventions à succès. En immense majorité, les inventeurs autonomes qui tentent de passer de l’une à l’autre perdent argent et illusions.

« Trop souvent, les inventeurs sont lancés dans une démarche de protection intellectuelle qui peut être très onéreuse, avant même d’avoir franchi d’autres étapes, notamment celle de s’assurer de la qualité et de la viabilité du design sur le plan commercial », constate le designer industriel David Mitchell.

Sa firme GENIAdesign offre des services de design industriel aux PME et aux inventeurs.

« Pour avoir travaillé aussi pendant plusieurs années avec Invention Québec et comme consultant en design, je ne saurais pas vous dire combien on a reçu d’inventeurs pleins d’espoir, prêts à donner presque leur chemise pour que leur invention les rende riches », raconte-t-il.

Les inventeurs, convaincus de la valeur de leur géniale invention, sont souvent démunis et manquent de distance critique à l’endroit de son potentiel commercial. David Mitchell leur faisait subir ce qu’il appelle un reality check – l’épreuve de la réalité.

« Le reality check, c’est leur faire prendre conscience des coûts liés à la protection intellectuelle, les sensibiliser au bon moment pour entamer le dépôt d’un brevet. » Dès qu’une demande provisoire de brevet est déposée, « on a juste un an pour finir le développement, faire des maillages avec des entreprises, etc. C’est vraiment court. Mon approche consiste à repousser le plus loin possible le dépôt du brevet provisoire. Soyons certains qu’on dépose au moment le plus stratégique pour se donner les moyens que notre brevet soit le plus fort possible, et qu’on ne soit pas à court de temps, 12 mois plus tard. »

L’inventeur doit également prendre conscience des coûts liés au développement de son idée. « Ça veut dire le design, l’implication éventuelle d’ingénieurs, le coût de multiples prototypes – il est très rare qu’on amène un produit à maturité avant d’être passé au moins par deux ou trois prototypes. On entre ensuite dans la phase d’outillage pour une éventuelle production, qui est très onéreuse aussi. Quand on place l’inventeur devant cette réalité, bien souvent, sa réaction est : “Oups ! je vais y réfléchir un peu plus.” »

Dans certains cas, il était déjà trop tard pour réfléchir.

« J’en ai vu un récemment qui est venu me voir, poursuit le designer. Il avait son produit tout fait devant moi, il avait les brevets, il avait les moules d’injection, il avait fait faire une préproduction. Tout ça ! Mais il n’y avait rien de bon dans tout ce qu’il a fait. C’est très malheureux. Le monsieur a dû investir minimalement de 40 000 à 50 000 $. »

Le b.a.-ba

Cette « épreuve de la réalité » est incontournable : c’est ce que Luc E. Morisset appelle une « évaluation technico-commerciale ».

« C’est le b.a.-ba. Si on ne passe pas à travers ça, ça ne donne rien de dépenser inutilement dans un brevet », affirme le stratège, consultant et chargé de cours en propriété intellectuelle à la maîtrise en gestion de l’innovation de l’École de technologie supérieure (ETS).

PHOTO JOEL SEGUIN, FOURNIE PAR LUC E. MORISSET

Le stratège, consultant et coach Luc E. Morisset est chargé de cours en propriété intellectuelle à la maîtrise en gestion de l’innovation de l’ETS.

Le premier volet est d’ordre technique. Est-ce que l’invention est brevetable ? Est-elle techniquement réalisable ? Pourra-t-elle être mise en production ?

« Son deuxième volet est fondamental : est-ce qu’il y a une traction commerciale ? poursuit-il. Comment l’invention se positionne-t-elle par rapport à ce qui existe ? Qu’apporte-t-elle de plus ? Y aura-t-il un marché ? Qui va l’acheter ? À combien ? »

Ce sont les réponses, au moins sommaires, que devrait apporter une analyse préliminaire digne de ce nom.

Faire ses devoirs

Avant de rencontrer un agent de brevet ou un organisme de soutien comme Invention Québec ou Inventarium, l’inventeur doit faire ses devoirs, estime Luc E. Morisset.

« Je pense qu’il faut que les inventeurs soient autonomes, souligne-t-il. Avant de rencontrer un agent, faites des lectures. Soyez bien clair par rapport à ce qu’est votre invention, comment vous la décrivez. Vous aurez ensuite, avec l’agent, une interaction avec plus de valeur. »

Il recommande de consulter le site de l’Office de la protection intellectuelle du Canada, où l’inventeur pourra faire une recherche préliminaire dans la base de données de brevets, ainsi que celui de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, « qui a du matériel super intéressant et pertinent ».

Le web a beaucoup transformé le degré d’autonomie et de compétence qu’un inventeur peut développer et doit développer par lui-même. De toute façon, un entrepreneur, c’est ça aussi. Il faut qu’il soit autonome, qu’il soit curieux, qu’il questionne, qu’il vérifie. C’est un équilibre à trouver entre la passion et la vision.

Luc E. Morisset, stratège, consultant et chargé de cours en propriété intellectuelle à la maîtrise en gestion de l’innovation de l’ETS

Un prototype… de modèle d’affaires

« Même si l’inventeur veut laisser le soin à quelqu’un d’autre de commercialiser son invention, il faut quand même qu’il fasse l’exercice de regarder quel est le modèle d’affaires approprié à son projet », énonce Luc E. Morisset.

Pour lancer et soutenir cette réflexion, il recommande l’usage de la matrice d’affaires (business model canvas), qui décompose en neuf cellules les éléments fondamentaux d’une entreprise ou d’un nouveau produit. Il souligne que la Banque Nationale a repris le concept dans son outil Mon modèle d’affaires, offert sur son site et accompagné d’une vidéo explicative.

« Cette réflexion, à mon avis, est fondamentale, tant pour l’entrepreneur en démarrage ou l’entreprise qui a pignon sur rue que pour l’inventeur, affirme Luc E. Morisset. Même si ce n’est pas lui qui sera derrière le projet, l’inventeur peut quand même se préparer à rencontrer un entrepreneur ou une entreprise et lui dire : “Je comprends le modèle d’affaires qui est nécessaire pour que mon invention fonctionne, et te rapporte – nous rapporte – de l’argent.” »

À défaut de précautions, l’inventeur déconfit fera souvent un ultime investissement : l’achat d’un cadre pour accrocher son inutile brevet. À son mur.