Québec s’attend à récupérer une partie des 3,8 milliards de dollars qui lui échappent chaque année en raison de l’évasion fiscale, et même à devenir le leader canadien en matière de transparence des sociétés, grâce à l’adoption d’un projet de loi ce jeudi à l’Assemblée nationale.

Avec sa Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises, le gouvernement Legault obligera la majorité des sociétés enregistrées au Québec — il y en a 975 000 — à divulguer une série de nouvelles informations dans un registre public. Elles devront entre autres dévoiler la véritable identité de leurs « bénéficiaires ultimes », soit les gens qui détiennent plus de 25 % des parts ou des droits de vote.

« Le registre vise à lutter contre le phénomène des sociétés écrans et contre l’évasion fiscale, l’évitement fiscal abusif, le blanchiment d’argent et les paradis fiscaux », a résumé à La Presse le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, qui a présenté le projet de loi 78 en décembre dernier.

Les discussions à cet égard ont commencé en 2017 à Québec, un an après l’adoption d’un tel registre au Royaume-Uni. Jean Boulet dit s’être inspiré entre autres de ce pays, considéré comme la référence mondiale en la matière, dans la conception de son projet de loi.

Voile d’opacité

Les sociétés qui font des affaires au Québec ont déjà l’obligation de s’inscrire au registraire des entreprises, où apparaît le nom de leurs principaux actionnaires et administrateurs, ainsi que leur adresse.

Dans plusieurs cas, toutefois, les actionnaires inscrits au registre sont des sociétés à numéro, elle-mêmes détenues par des sociétés à portefeuille à l’étranger. Ces structures opaques permettent de camoufler la véritable identité des « bénéficiaires ultimes » et peuvent permettre des actes criminels comme le blanchiment d’argent ou le financement d’activités terroristes.

Québec perd des « sommes colossales » à cause de l’évasion fiscale, déplore Jean Boulet. Il mise sur le nouveau registre pour dissuader cette pratique et ainsi récupérer une partie des 3,8 milliards qui échappent chaque année au Trésor québécois.

Les entreprises auront jusqu’au 1er octobre 2022 pour se conformer à la loi. Le ministère du Travail, qui gère le registre, embauchera une trentaine d’employés et recevra 4,9 millions sur cinq ans pour assurer sa mise en place.

Accès public

Le nouveau registre (qui sera en fait une version bonifiée de celui déjà géré par le Registraire des entreprises) ne servira pas seulement à engraisser les coffres de l’État, estime Jean Boulet. Les citoyens devraient aussi y trouver leur compte, puisqu’il sera possible d’y effectuer des recherches par nom de personnes physiques, ce qui est impossible aujourd’hui.

Par exemple, si je veux faire affaire avec un entrepreneur en construction, et que je veux savoir qui se cache derrière l’entrepreneur, qui sont ses bénéficiaires ultimes, je peux aller au registre, c’est accessible au public, c’est gratuit et ça me donne l’information. Si c’est une coquille vide, qui se dissout, si c’est des fly-by-night [des gens peu fiables], je vais le réaliser rapidement.

Jean Boulet, ministre du Travail

Jean Boulet souligne que le registre québécois sera de loin « le plus complet au Canada ». Le gouvernement Trudeau a annoncé en avril son intention de mettre en place un outil similaire au niveau fédéral, mais cela pourrait aller seulement à 2025.

Plusieurs critiques

S’il a été généralement bien accueilli, le projet de loi 78 a soulevé plusieurs critiques au cours des derniers mois. La principale : le seuil de 25 % retenu pour qu’une personne ou une entité soit considérée comme le bénéficiaire ultime d’une société.

« C’est sûr que, pour nous, c’est le point le plus décevant », a lancé en entrevue William Ross, porte-parole du collectif Échec aux paradis fiscaux, formé surtout de syndicats.

Ce groupe, tout comme l’Ordre des CPA et le Parti libéral du Québec, militait plutôt pour un seuil de 10 %, qui aurait augmenté le nombre de bénéficiaires ultimes obligés de divulguer leur identité.

Mince consolation : le gouvernement a accepté d’inclure un amendement au projet de loi qui entraînera une réévaluation potentielle du seuil de 25 % après cinq ans. « C’est un bon premier pas vers la transparence des entreprises », a fait valoir le député libéral Monsef Derraji, porte-parole de l’opposition officielle dans ce dossier.

D’autres critiques ont déploré que les individus inscrits au registre n’auront plus à divulguer leur adresse personnelle, mais seulement leur adresse professionnelle, de même que l’absence de nouvelles sanctions plus sévères en cas de violation de la loi.