Dans une décision qualifiée par des fournisseurs indépendants de « virage à 180 degrés », le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a annulé jeudi sa baisse radicale de tarifs pour l’internet de gros décrétée en 2019. Affirmant « douter de l’exactitude de certains aspects » de cette décision, l’organisme fédéral a annoncé un retour aux tarifs plus élevés qu’il avait décrétés en 2016 pour les fournisseurs indépendants qui voulaient accéder aux réseaux.

Il s’agit d’une victoire pour les plus grands fournisseurs comme Bell, Rogers et Vidéotron, qui avaient multiplié les recours à partir d’août 2019. Les indépendants, quant à eux, y voient carrément une tentative de tuer la compétition, ce qui hausserait les prix du service internet.

« Corriger les erreurs »

Sur le plan juridique, les grands fournisseurs s’étaient cependant butés à la décision de la Cour fédérale d’appel en septembre 2020 qui avait statué que le CRTC n’avait pas outrepassé son mandat en imposant en 2019 des baisses de tarifs pouvant correspondre, pour certains volets, à 89 %. La Cour suprême avait par la suite refusé d’entendre l’appel en février dernier.

Dans sa décision de jeudi, le CRTC estime pourtant que « corriger les erreurs » de sa décision de 2019 nécessiterait une révision complète. Il précise craindre qu’« une révision complète de toutes les études de coûts prolonge la période d’incertitude réglementaire et commerciale » et revient en conséquence aux tarifs plus élevés, mais moins contestés, qui avaient été établis en 2016.

Il ordonne un remboursement rétroactif des sommes qui auraient été versées en trop par les fournisseurs indépendants depuis 2016. Aucun montant n’a été précisé.

« Il y avait un nombre suffisant d’erreurs de calcul [dans la décision de 2019] pour que nous soyons obligés de faire des ajustements », s’est justifié en entrevue avec La Presse Ian Scott, président du CRTC.

Ces ajustements sont dans notre décision, qui est en ligne avec celle de 2016.

Ian Scott, président du CRTC

Remboursement minime

Ce n’est pas tout à fait l’avis de Matt Stein, PDG de Distributel et président des Opérateurs des réseaux concurrentiels canadiens, qui représente 28 fournisseurs indépendants.

C’est un renversement absolu […]. Cette décision augmente directement les prix. S’il y a des baisses de prix, c’est parce que les indépendants amènent de la compétition.

Matt Stein, PDG de Distributel

Quant au remboursement rétroactif depuis 2016 ordonné par le CRTC, « il sera une fraction de celui qui aurait été versé avec les tarifs de 2019 », estime M. Stein.

Le PDG du plus grand fournisseur indépendant au Québec, EBOX, avec 90 000 clients, est encore plus cinglant. « C’est la décision la plus anticonsommateur que j’aie jamais vu, affirme Jean-Philippe Béïque. Ce sont eux qui vont faire les frais de cette augmentation, parce qu’il va y en avoir. Le CRTC vient de donner carte blanche aux gros acteurs pour facturer le prix qu’ils veulent. »

Il accuse même le président du CRTC d’être « en apparence de conflit d’intérêts », lui qui a passé la majeure partie de sa carrière comme vice-président chez Telus. « Malgré tout ce que la Cour suprême a dit, malgré le processus mis de l’avant depuis 2015, ils sont complètement passés de l’autre côté du spectre. Qu’est-ce qui s’est passé ? […] Ça ne marche pas, c’est comme une mort à petit feu. »

Décision et confusion

Pour illustrer la désillusion des fournisseurs indépendants, M. Béïque dévoile quelques statistiques de l’incidence de la décision du CRTC sur son entreprise. Avec les tarifs de 2016, un client qui demandait 400 mb/s lui coûtait 65 $ par mois avec un fournisseur comme Vidéotron. Grâce à la mise à jour de 2019, il devait lui coûter 21 $.

« Et la consommation de données continue d’augmenter, précise-t-il. Les 65 $ par mois vont devenir 73 $, mais les tarifs n’ont pas baissé. C’est une très mauvaise journée. Pas pour moi, mais pour les Canadiens, les Québécois, qui sont censés avoir un CRTC qui protège les consommateurs. »

La décision et le communiqué vague diffusé par le CRTC, qui vantaient l’amélioration de la concurrence et l’offre de meilleurs prix, ont semé une certaine confusion. Dans un premier temps, La Presse, tout comme Le Journal de Montréal, y a vu une décision en faveur des fournisseurs indépendants sur leur site web. Dans les deux cas, les articles ont été rapidement retirés.

TekSavvy Solutions abandonne

TekSavvy Solutions, un des plus importants fournisseurs indépendants au Canada, s’est dit choqué et déçu par la décision du CRTC. Cette décision « aura des effets dévastateurs sur [nos] activités et [nos] investissements et augmentera les prix pour les consommateurs. » Andy Kaplan-Myrth, vice-président de la réglementation chez TekSavvy Solutions, a indiqué jeudi soir que le fournisseur abandonne à la fois son projet d’offrir un service mobile et d’être de la prochaine vente aux enchères des fréquences. TekSavvy Solutions laisse aussi savoir qu’il réduira ses plans d’investissement.

La Presse