L’expropriation d’un vieux centre commercial pour le prolongement de la ligne bleue n’est pas de tout repos. Le gouvernement prévoyait s’emparer du tiers du terrain, mais il a dû le prendre au complet pour 115 millions, un coût quatre fois plus élevé que prévu. Son propriétaire s’est même adressé directement au premier ministre dans un restaurant pour se plaindre de « la bureaucratie du ministère des Transports ».

La volonté de la Société de transport de Montréal (STM) et du ministère des Transports du Québec (MTQ) d’accélérer les achats de terrains se bute à des hausses vertigineuses de coûts, comme le démontre l’exemple de l’expropriation du centre commercial Le Boulevard, pour laquelle la facture a bondi entre 2018 et 2020.

Et ce n’est probablement pas fini : le gouvernement devra aussi indemniser les dizaines de locataires de la propriété, qui devront se relocaliser ou fermer boutique.

Au départ, la STM voulait seulement le tiers de la propriété, à cheval entre le quartier Saint-Michel et l’arrondissement de Saint-Léonard. Elle compte y aménager la future station de métro Pie-IX et une station intermodale pour le système rapide par bus sur l’artère du même nom.

En novembre 2019, le gouvernement a fait son offre : 28,5 millions de dollars pour acquérir la partie des terrains du Boulevard dont la STM a besoin, à l’angle de la rue Jean-Talon et du boulevard Pie-IX.

Le propriétaire, la société immobilière Crofton Moore, ne l’entendait toutefois pas sur ce ton. Selon un rapport de la firme d’évaluation Altus que l’entreprise a commandé, c’était la partie la plus visible du centre commercial, et Le Boulevard ne serait pas viable sans elle.

Pire : « Le gouvernement ne le dit pas, mais la rue Jean-Talon et le boulevard Pie-IX seront fermés potentiellement pendant cinq ans », dit Jonathan Fecteau, avocat de Crofton Moore, en entrevue avec La Presse. Pas de voitures durant les travaux, donc beaucoup moins de clients.

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Le centre commercial Le Boulebard

Le Tribunal administratif du Québec (TAQ), chargé de trancher ce genre de différends, a commencé à se pencher sur le dossier en 2018. Pendant ce temps, le patron de Crofton Moore, Mitchell Moss, a tenté par toutes sortes de moyens de convaincre le gouvernement de ne pas l’exproprier.

« J’ai essayé d’en parler avec notre député dans notre coin, ça n’a pas bien fonctionné, témoignait-il devant le TAQ en décembre 2019. Je connais un avocat qui connaît l’ancien maire de Montréal Denis Coderre […], je lui ai téléphoné 50 fois, il ne m’a jamais répondu. »

En juillet 2019, il s’est même adressé directement au premier ministre François Legault lorsqu’il l’a croisé par hasard dans un restaurant, après s’être faufilé à travers ses gardes du corps.

« Je suis désolé de vous déranger avec votre famille, lui a-t-il dit en anglais, selon son témoignage au TAQ. Je suis propriétaire de cet immeuble au coin de Jean-Talon et Pie-IX, nous avons un avis d’expropriation, et je pense que si nous travaillons ensemble, nous pouvons obtenir une situation gagnant-gagnant. »

Michell Moss lui a ensuite laissé ses coordonnées sur « une napkin », a-t-il raconté.

Le cabinet de François Legault confirme l’anecdote.

« Le premier ministre m’indique qu’il mangeait paisiblement dans un restaurant et qu’un homme qu’il ne connaît pas l’a abordé, explique son adjoint et conseiller politique, Sébastien Lauzon. Cet homme, M. Moss en l’occurrence, se plaignait d’une situation avec la bureaucratie du ministère des Transports. J’ai donc demandé des informations sur la situation. »

Il assure que le gouvernement n’a fait aucune autre intervention dans le dossier.

Un centre commercial pour la STM

À défaut d’éviter l’expropriation, Crofton Moore a convaincu le TAQ que le gouvernement devait racheter l’ensemble de sa propriété, en février 2020. Selon la cour, l’entreprise n’arriverait pas à exploiter correctement Le Boulevard si la STM l’amputait de son meilleur tiers.

Puis, en décembre dernier, le tribunal a tranché sur le prix : 115 millions. Pour les contribuables, c’est 14,5 millions de plus que ce que Crofton Moore demandait pour sa propriété en novembre 2019, avant le début du procès. Et ce, sans compter les frais d’avocats et d’expertise engagés par Québec.

À combien s’élèvent-ils ? Mystère. Le ministère de la Justice répond simplement que ses avocats traitent « de nombreux dossiers chaque année ». « Les dépenses liées à leur rémunération ne sont pas ventilées en fonction de chacun des dossiers dont ils ont la responsabilité », écrit le porte-parole Paul-Jean Charest.

Crofton Moore a reçu son argent le 29 décembre dernier et Québec deviendra propriétaire du centre Le Boulevard le 1er décembre prochain.

« Ultimement, mon client aurait préféré ne pas être exproprié, mais dans les circonstances, la seule façon de garantir ses droits, c’était d’obtenir l’expropriation totale », dit l’avocat de Crofton Moore, Jonathan Fecteau.

Mitchell Moss n’a pas répondu aux appels de La Presse.

La facture augmentera encore

Le gouvernement devra aussi s’entendre individuellement avec la centaine de locataires du centre commercial bâti dans les années 1950, qui grouillait d’activité lors du passage de La Presse à la fin d’avril, en milieu de semaine.

Certains recevront des sommes du gouvernement pour relocaliser leur commerce ; d’autres, pour compenser leur fermeture. Dans tous les cas, ces ententes feront encore gonfler la facture de 115 millions.

Plusieurs commerçants interviewés ont refusé qu’on publie leur nom par crainte de conséquences dans le cadre de leurs négociations en cours avec le MTQ. D’autres ont accepté, témoignant de leur incertitude quant à la suite des choses.

« Il n’y a rien [à louer] dans le coin, a déploré Roger Choua, qui exploite depuis 29 ans la boutique Positive Électronique. Si je déménage à 300 mètres, c’est l’équivalent de repartir à zéro. »

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Stéphanie Vézina, propriétaire de la bijouterie Olivine

Stéphanie Vézina, propriétaire de la bijouterie Olivine depuis 2014, signale de son côté avoir appris la nouvelle de son expropriation en décembre dernier, par huissier. « Un méchant beau cadeau de Noël. »

Ses clients, pour la plupart des habitués, sont « très » déçus de la fermeture du centre, assure-t-elle. Elle ignore encore si elle choisira de se relocaliser ou de fermer boutique. « Je m’attendais à travailler ici encore 20 ans, jusqu’à ma retraite. Ça me scie les jambes. »

D’autres cas similaires ?

Au MTQ, la porte-parole Sarah Bensadoun affirme que « l’achat total » d’un lot, comme ce fut le cas au centre Le Boulevard, est « une première ». Il s’agirait du seul cas de ce type le long du tracé de la future ligne bleue.

La STM prendra possession du lot — qui inclut le stationnement et le centre commercial — le 1er décembre 2021. Les promoteurs du projet de la ligne bleue caressent l’idée de faire un projet immobilier sur une partie des terrains pour absorber les coûts d’acquisition.

– Avec la collaboration d’André Dubuc, La Presse