Conversation avec les grévistes, près des quais et loin des porte-parole syndicaux

C’est parti.

Lundi, 10 h 15, devant une des entrées du port de Montréal, à l’angle des rues Notre-Dame et Viau.

La grève des débardeurs est en cours depuis trois heures.

Sous un ciel et un mercure de fin d’automne, les appareils de manutention sont immobiles. À l’inverse, les piqueteurs frigorifiés battent vigoureusement de la semelle, encouragés par les klaxons des camionneurs qui circulent devant eux.

Une vingtaine de grévistes s’alignent devant l’entrée du port, dont une femme qui tente de se réchauffer sous une couverture, en boule sur sa chaise pliante.

Derrière la ligne de piquetage, dans le petit stationnement où les grévistes ont garé leurs voitures, un petit groupe discute.

« On peut parler ?

— C’est ce qu’on fait depuis tout à l’heure !, répond l’un d’eux en riant.

— On a la mâchoire chaude ! »

Qu’est-ce qui les préoccupe le plus, dans ces négociations ?

« On essaie d’avoir du temps de conciliation », explique un colosse, dont l’abondante barbe grise est en partie cachée par le masque de rigueur. « La conciliation famille, la discipline, ces choses-là. Ce n’est pas une question de salaire, c’est une question de conditions de travail. »

Les débardeurs travaillent sur la base d’un maximum de 19 jours sur 21.

« Il y a 12 ans, le 19/21, c’était que tu restais disponible pour travailler 19 jours sur 21. Aujourd’hui, en 2021, on travaille 19 jours sur 21. C’est là, la différence. »

Ils voient comme une provocation l’horaire à quarts que l’Association des employeurs maritimes (AEM) a imposé en réponse aux grèves partielles lancées le 14 avril.

« Je vais te donner un exemple, poursuit notre homme. Moi, j’étais dans la chaise du lundi au vendredi, mettons. Mardi, il n’a pas besoin de moi, jeudi, il n’a pas besoin de moi : je ne suis pas payé. J’ai eu trois jours de salaires dans ma semaine de cinq. »

Il travaille au port depuis 20 ans.

« On ne veut pas la grève. Mais la négociation est à sens unique. Il n’y a rien qui se passe. »

« Puis, écoute, c’est l’opinion publique ! Pour les radios, les journaux, tout ça, c’est juste le côté patronal qui est important. »

Dans ce petit groupe se tient une femme au visage délicat, dont le capuchon recouvre les cheveux blonds.

« C’est une bonne débardeuse », intervient notre barbu. « Si tu voyais quelle machine elle chauffe ! »

Elle les désigne du doigt, près des quais.

« Les grosses machines grises, qui sont là à droite. En haut de la barre rouge, il y a une cabine. »

Là est son poste de travail, aux commandes d’un de ces énormes portiques roulants.

Pas des portiques, corrige-t-elle. « Des transtainers. »

Des transporteurs de conteneurs.

Elle est débardeuse depuis sept ans.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses dans le milieu.

« Le tiers de la main-d’œuvre », précise le barbu.

« Déjà ? s’étonne-t-elle. Ça monte ! »

Âgée de 37 ans, elle est mère de trois enfants de 11, 12 et 13 ans.

Elle confirme que la conciliation travail-famille est un considérable enjeu.

« C’est sûr, et en plus, mon conjoint et moi, on travaille tous les deux ici. »

C’est l’homme à ses côtés.

« Des fois, on se voit, des fois, on ne se voit pas », décrit-il.

Elle travaille le soir.

« Comment on fait ? On a l’aide de la belle-maman, qui est disponible pour nous, dit-elle. Quand on travaille, c’est elle qui est à la maison. »

En l’absence d’une gardienne, il leur est même arrivé de s’échanger les enfants dans le stationnement du port, raconte son mari.

« C’est aussi qu’on ne le sait pas d’avance, ajoute la débardeuse. On ne peut pas prévoir. Si on travaille demain, on va le savoir après 6 h ce soir. »

Un quatrième homme intervient.

« Tu voudrais manger samedi en couple avec tes amis ? Tu ne sais pas ce que tu vas faire ! »

De toute manière, ils n’ont plus d’amis, ironise son collègue.

« Les journalistes parlent souvent de nos conditions, conclut-il. Je me dis que tout citoyen qui travaille veut améliorer ses conditions, peu importe où il est situé dans l’échelle salariale ou les conditions de travail. »

La brise était glaciale. Ils ont repris leur conversation interrompue, près des quais.