Dans ma carrière, je me suis souvent buté à des Tortola, des St. James ou des Nassau. Et quand je voyais ces adresses accolées aux noms d’entreprises, je me doutais qu’il y avait anguille sous roche.

Il s’agit de villes ou d’îles situées dans des territoires aux lois opaques et à très faibles taux d’imposition, nommément les Îles Vierges britanniques, la Barbade et les Bahamas. Neuf fois sur dix, il était alors impossible de connaître les maîtres d’œuvre derrière les entreprises, même si elles faisaient affaire au Québec.

Or, il appert que cette période sera bientôt révolue au Québec avec la nouvelle loi 78, dont les débats en commission parlementaire se déroulent ce mercredi 17 février et le jeudi 18 février. Le projet de loi est porté par Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, avec qui j’ai eu un entretien.

La Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises est l’aboutissement de huit ans d’enquêtes journalistiques, de débats et de consultations. Elle vise principalement à rendre public le nom des personnes physiques qui sont les bénéficiaires ultimes des 920 000 entreprises qui font affaire au Québec, qu’elles aient leur siège social à Montréal, à Tortola, à Calgary ou aux îles Caïmans.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale

Au Québec, faut-il savoir, les entreprises doivent nécessairement s’immatriculer au Registraire des entreprises, en y indiquant le nom des principaux actionnaires et administrateurs et leur adresse. Parfois, les actionnaires sont des sociétés à numéro, elles-mêmes détenues par des sociétés de portefeuille (holdings) étrangères, et alors, bonne chance pour trouver les bénéficiaires ultimes qui contrôlent les décisions.

La plupart du temps, les montages financiers de ces entreprises sont légitimes, mais de tels montages ouvrent la porte aux organisations sans scrupules qui font de l’évasion fiscale, du blanchiment d’argent ou du financement d’activités terroristes.

La nouvelle loi mettra fin à cette opacité. Elle exigera que soient déclarées les personnes physiques qui exercent le « contrôle de fait » de l’entreprise ou celles qui détiennent, ultimement, 25 % ou plus des actions. Ces personnes devront aussi indiquer leur adresse. La date de naissance sera également exigée par le Registraire, mais ne sera pas rendue publique, afin de protéger leur vie privée.

Avec le nouveau système, il sera possible pour le public de faire une recherche par noms d’individus, ce qui plaira grandement aux journalistes. Les actionnaires ne seront pas tenus de dévoiler leur adresse personnelle, cependant, seulement leur adresse professionnelle, au choix.

Bref, le projet de loi veut diminuer le recours à des sociétés-écrans et à des prête-noms et ainsi augmenter la protection du public, que ce soit à l’égard de grandes entreprises ou de votre entrepreneur en construction.

Le principe de la loi est généralement bien accueilli par les critiques. Il faut dire qu’il s’inscrit dans une tendance mondiale, qui a pris de l’ampleur dans la foulée des Panama Papers, cette enquête du Consortium international des journalistes d’enquête publiée en 2013. Il faut dire aussi que le Canada – et non le Québec – est le parent pauvre de la transparence, loin derrière la France, le Royaume-Uni et même le Mexique.

Malgré l’accueil favorable, certaines critiques émergent. Le collectif Échec aux paradis fiscaux, principalement formé de syndicats, juge que le seuil de 25 % est trop faible. Il milite pour un abaissement à 10 %, comme c’est l’exigence de l’Autorité des marchés financiers pour les actionnaires des entreprises inscrits en Bourse (les initiés d’une entreprise), bien qu’il s’agisse rarement de personnes physiques.

Autre critique du collectif dans son mémoire : le manque de moyens donnés au Registraire pour s’assurer de la validité de l’information. « En 2019 et 2020, le journal britannique The Guardian révélait l’immensité des lacunes de vérification de l’information », fait valoir le collectif, qui propose que le Registraire exige une preuve d’identité des personnes.

Au cours de l’entretien, le ministre Jean Boulet fait valoir que le seuil de 25 % est celui jugé acceptable par l’Organisation de coopération et de développement économiques. Et ce seuil permet de conserver un environnement d’affaires jugé compétitif au Québec. « Une limite à 10 % requerrait des efforts administratifs extrêmement importants des entreprises », dit-il.

Quant à la validité des informations, la loi prévoit des sanctions de 500 $ à 25 000 $, explique-t-il, et même une radiation.

La Chambre des notaires du Québec, pour sa part, souhaiterait que le projet de loi soit plus explicite sur la notion de « contrôle de fait » qu’exerce le bénéficiaire ultime de l’entreprise.

Pour ma part, je suis d’avis que la loi, bien que perfectible, est une avancée importante et nécessaire en matière de transparence des entreprises.

Deux réserves, toutefois. Un : la loi ne sera probablement pas pleinement en vigueur avant 18 mois, compte tenu du processus. Deux : elle n’est pas imitée par le fédéral et par les autres provinces, malgré l’évident retard canadien.

> Consultez le texte du projet de loi