Un jour, une amie avocate m’a raconté que lorsqu’elle travaillait dans un grand cabinet, à ses débuts, elle ne devait jamais sortir dîner sans s’être assurée que les associés de sa section, tous des hommes, étaient déjà partis manger.

Pourquoi ?

Au cas où ils auraient aimé avoir de la jeune et agréable compagnie pour leur repas. Il fallait rester à leur disposition.

C’était une règle que les jeunes avocates apprenaient à respecter dès leur arrivée. Parmi les leçons de base, il y avait aussi l’art de garder le sourire face à des commentaires de mononcle non seulement pas du tout sollicités, mais généralement pas du tout drôles. Mais qui a le courage, le front, la témérité de dire à un patron que ses « jokes » sont nulles ?

Un autre jour, une autre amie qui a quitté la profession m’a confié que la raison officielle de son départ, celle qu’elle donnait ouvertement lorsqu’on lui demandait pourquoi elle était partie d’un bureau si prospère, d’une carrière si prometteuse, n’était pas la seule et vraie explication pour ce changement précoce. La vérité, c’était aussi qu’elle n’en pouvait plus de travailler dans un « boys club » où elle s’exposait continuellement à des blagues insupportables, constantes, sur son apparence physique et le fait qu’elle était une femme.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Le Barreau du Québec est au courant du problème. C’est pourquoi l’organisme a accepté de collaborer avec des chercheurs de l’Université Laval pour dresser un portrait de la situation.

Je pourrais vous parler aussi des mains baladeuses, des situations ambiguës comme des pièges, des contacts physiques pas du tout anodins, des insinuations qui font peur… À travers les années, j’ai entendu bien des récits de femmes avocates qui, devrais-je préciser, ont pour la plupart bifurqué ailleurs que dans la pratique privée.

Une autre fois, j’ai demandé à une autre amie, une autre avocate : est-ce vrai qu’il y a beaucoup de harcèlement sexuel dans votre profession ?

Elle m’a dit : « Oh, oui. Mais bonne chance pour trouver des femmes prêtes à t’en parler on the record. »

* * *

Le Barreau du Québec est au courant du problème. C’est pourquoi l’organisme a accepté de collaborer avec des chercheurs de l’Université Laval pour dresser un portrait de la situation.

Un portrait accablant.

Les chercheurs ont parlé à 14,5 % des avocats et stagiaires en droit, qui leur ont raconté des expériences souvent traumatisantes, anonymement, confidentiellement. Des femmes surtout. Mais aussi des hommes.

Plus de la moitié des répondantes ont dit avoir été victimes de harcèlement sexuel – et 20 % des hommes. De plus, une femme sur cinq dit qu’une personne dans le cadre de sa pratique professionnelle a tenté d’établir une relation intime ou sexuelle avec elle, malgré ses efforts pour la décourager. Dans près de 2 % des cas, il y a eu relation sexuelle non consensuelle. Aussi, près d’une femme sur 20 (4,2 %) rapporte avoir subi des conséquences négatives après avoir refusé de s’engager dans des activités sexuelles.

Les témoignages rapportés dans le document sont troublants.

« J’ai déjà entendu des avocats de la défense [hommes] lorsqu’ils négociaient des dossiers avec la procureure de la Couronne dans la salle de cour [avant que le juge n’entre dans la salle] et qui tenaient des propos du genre […] : ‟Ça n’a aucun bon sens, ce que tu proposes dans ce dossier-là, tu es tellement frigide, ton chum doit pas se faire gâter souvent à la maison ». »

« Un avocat adverse lors d’une réunion de travail m’a pris la tête et m’a embrassée de force. Un avocat adverse a mis ses mains à mon derrière lorsque nous nous rendions à une salle d’audition au palais. Un juge a mis sa main sur ma cuisse lors d’un souper pour juges et avocats. Un client m’a dit qu’il voulait me baiser sur mon bureau alors que nous étions seuls dans mon bureau. »

« Lorsque j’étais stagiaire et au début de ma pratique, il est arrivé à plusieurs occasions qu’un associé du cabinet vienne dans mon bureau, baisse ses pantalons et me demande de commenter ses attributs. »

C’est horrible. Mais il faut lire ce rapport, tiré des réponses fournies aux chercheurs par plus de 4000 membres du Barreau.

Et ce n’est pas moi qui le dis, que ça devrait être une lecture obligatoire, c’est le bâtonnier du Québec lui-même, Paul-Matthieu Grondin.

« Il est impossible, dit-il, de le lire et de ne pas en garder quelque chose », affirme MGrondin. Et ça, c’est le début de la voie vers la disparition de ces horreurs.

Du début à la fin du document, le constat est accablant.

D’abord, les récits de comportements inacceptables dont tout le monde a entendu parler plus ou moins entre les branches, mais qu’on garde normalement cachés. Même le bâtonnier m’a dit mardi en entrevue que oui, il en a entendu, des « blagues salaces ».

« Je ne peux pas dire que je suis étonné », dit-il au sujet du rapport. « Vraiment pas. »

Les mouvements #metoo nous ont fait comprendre que c’était partout, et le droit n’est certainement pas épargné.

Mais ce qui est aussi profondément dérangeant dans le rapport, ce sont les témoignages sur les ramifications de ces gestes.

« Presque une femme sur 20 ayant vécu des violences à caractère sexuel dit avoir subi des conséquences négatives parce qu’elle a refusé de s’engager dans des activités sexuelles, 3,3 % disent qu’on leur a laissé entrevoir qu’elles seraient récompensées pour un échange futur de faveurs sexuelles et 2,2 % des femmes rapportent qu’on leur a fait craindre des représailles si elles refusaient de s’engager dans des activités sexuelles. »

Et puis, « des femmes membres du Barreau [0,3 %] confient avoir été menacées de diffuser [sur l’internet ou dans d’autres médias] des informations sexuellement compromettantes pour elles ».

En parler ouvertement pour mieux se défendre ?

« La personne qui dénonce est vue comme une pestiférée, et ça PARLE dans le milieu. La personne qui dénonce est une personne à problèmes. […] Et en plus, en ayant ce genre de discours, on a l’air faibles, donc pu question d’être dans le boys club après. Et c’est dans le boys club qu’on peut monter en grade », a confié une répondante.

« J’ai simplement quitté cet emploi, et le harceleur est resté en poste », affirme une autre.

« J’ai mis fin à mon rêve d’être avocate [rêve depuis l’école primaire] suite à un stage et un début de carrière horribles », a répondu encore une autre avocate.

Et elle n’est pas la seule. Il y a des conséquences à tout ça. Environ 20 % des femmes victimes de ces types de problèmes ont changé de parcours professionnel.

En d’autres mots, les écoles de droit forment des avocates, les cabinets investissent pour en faire des professionnelles aguerries sur le terrain, mais bon nombre quittent le métier à cause de harceleurs et d’autres individus carburant à l’abus de pouvoir en utilisant le sexe comme outil de contrôle.

Et il faut ajouter les problèmes de santé mentale – anxiété, insomnie, traumatismes, dépressions, etc. – que cela cause. L’absentéisme. Un cabinet ne peut pas fonctionner à 100 % quand de tels comportements problèmes sont endémiques.

Pas idéal pour des entreprises, pas idéal pour une profession.

Le Barreau en est conscient.

Depuis 2019, il y a une formation spéciale pour que les nouveaux juristes ne tombent pas dans ces ornières, et bientôt, tous les avocats devront s’y mettre. Comme toute formation obligatoire.

Mais ça ne sera pas suffisant.

Le monde du droit a besoin de toute une introspection. La profession au grand complet.