Les Montréalais ignorent toujours de quoi il aura l’air, mais le REM de l’Est a franchi mardi une nouvelle étape avec la publication d’un avis officiel qui vise à attirer des fournisseurs de partout dans le monde, une démarche jugée trop « rapide » par la mairesse Valérie Plante. CDPQ Infra n’a pas fixé de seuil minimal de contenu québécois à ce stade-ci du processus.

« C’est un drapeau qu’on plante pour interpeller les soumissionnaires », a résumé Harout Chitilian, vice-président, affaires corporatives, développement et stratégie à CDPQ Infra. Ce drapeau-là dit : il y a un projet qui s’en vient, intéressez-vous, voici ses balises générales et comment il va se décliner dans le temps. »

CDPQ Infra espère inciter des entreprises à soumissionner à quatre contrats distincts, incluant la conception et l’exploitation du réseau de train automatisé, la fourniture du matériel roulant et la construction d’un tunnel à Montréal-Nord. Cette démarche devrait durer deux ans, en vue d’un début des travaux en 2023.

Le budget initial du REM de l’Est – 10 milliards de dollars – pourrait être revu à la hausse ou à la baisse à la suite de cet exercice, a dit M. Chitilian. Il s’agit du plus important projet de transport collectif de l’histoire du Québec.

Plus de contenu québécois ?

CDPQ Infra construit depuis 2018 la première phase du Réseau express métropolitain (REM). Ce système automatisé comptera 67 kilomètres de rails et 26 stations étalées entre la Rive-Sud, le centre-ville, l’aéroport, l’Ouest-de-l’Île et Deux-Montagnes.

La filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec a suscité la controverse au moment de l’attribution des contrats du REM, puisqu’une partie importante de l’approvisionnement a été faite à l’étranger. Les trains ont notamment été construits par Alstom en Inde.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Un train du REM effectuant des essais près de la station du Quartier, à Brossard, en juin 2021

Le premier ministre François Legault n’a pas caché son désir de voir davantage de contenu québécois dans cette deuxième phase. CDPQ Infra n’a fixé aucun seuil plancher de contenu québécois à ce jour, mais le groupe espère répondre au désir du premier ministre.

« On répète la même chose que le premier ministre a dite en personne sur le parquet de la Caisse en décembre dernier : l’intention, dans ce projet, c’est de maximiser le contenu local québécois tout en respectant les traités internationaux », a dit Harout Chitilian.

Le vice-président de CDPQ Infra estime que les retombées du REM de l’Est s’élèveront « de façon très conservatrice » à au moins 6,3 milliards pour l’économie québécoise.

Controverse architecturale

Le REM de l’Est soulève les passions depuis son annonce, en décembre dernier. Le réseau de 32 kilomètres et 23 stations vise à relier le centre-ville à la pointe est et au nord-est de l’île, majoritairement sur des structures en hauteur.

De nombreux résidants et experts craignent que ce futur tracé aérien vienne défigurer plusieurs quartiers, dont le centre-ville. Les deux firmes d’architectes responsables du projet ont été tellement choquées par la proposition initiale de CDPQ Infra qu’elles ont démissionné, pour ne pas être associées à un enlaidissement de la ville.

Harout Chitilian tente de se faire rassurant. Il affirme que les travaux d’un comité d’experts mandaté pour assurer l’intégration architecturale du REM de l’Est se sont avérés fructueux jusqu’ici.

« Est-ce que le projet va être un meilleur projet ? Moi, je n’ai aucune réserve à dire que le projet détaillé qu’on voit en ce moment est un projet qui est bonifié, avance-t-il. Il vient systématiquement [s’attaquer] aux défis que la population nous a donnés. »

Une mise à jour du REM de l’Est – qui pourrait inclure des images – sera présentée d’ici la fin de l’année. La « vision architecturale » complète sera quant à elle dévoilée au début de 2022, avant l’étude du projet par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

Trop « rapide » pour Plante

Appelée à réagir mardi, la mairesse sortante de Montréal, Valérie Plante, a laissé entendre que la publication de l’avis par la Caisse est prématurée, dans la mesure où le comité consultatif « n’a pas fini d’étudier l’ensemble des éléments » et que plusieurs questions « restent en suspens ».

« La CDPQ doit faire preuve de transparence, ouvrir les livres, fournir les données, et le comité consultatif n’a pas fini d’étudier l’ensemble des éléments, de mettre des propositions sur la table. Je dois avouer que je trouve ça rapide ce matin », a-t-elle confié.

Le candidat à la mairie Denis Coderre, lui, a indiqué par écrit qu’il s’agit d’un « pas de plus vers la réalisation d’un projet nécessaire pour accélérer la croissance économique et désenclaver l’est de la métropole ».

« Il est clair que les gens de l’est et du nord-est de la ville doivent avoir un moyen de transport structurant vers le centre-ville. Je suis d’avis que le REM doit être pensé de manière à s’intégrer de façon harmonieuse aux quartiers résidentiels et au centre-ville. Il est impératif d’accélérer sa réalisation », a-t-il affirmé au passage.

Différent de la phase 1

Les façons de faire seront bien différentes entre les deux phases du REM, si l’on se fie aux documents rendus publics mardi.

Harout Chitilian rappelle que la première phase du REM a été conçue dans une certaine « urgence » par CDPQ Infra, mandatée par Québec pour concevoir, financer et exploiter ce réseau dont elle sera aussi propriétaire.

« C’est un projet qui a été annoncé en avril 2016, et déjà en 2018, on a amorcé la construction, dit-il. Il y avait une obligation d’agir rapidement. On oublie parfois qu’on criait partout la nécessité de profiter de la construction du pont Samuel-De Champlain pour doter ce pont-là d’un système de transport structurant. »

La phase 1 du REM a été conçue sous la forme d’un projet « design-build » (formule intégrée de conception et construction), ce qui signifie que plusieurs éléments du réseau ont été dessinés après le début des travaux.

Le consortium retenu par CDPQ Infra – NouvLR, qui comprend entre autres SNC-Lavalin et Pomerleau – a ainsi bénéficié de « flexibilité » pour modifier certains éléments en cours de route. Ce groupe a notamment pu revoir l’architecture des stations, afin de réduire les coûts ou de s’adapter à certains imprévus.

La « flexibilité » sera moindre pour le REM de l’Est, insiste Harout Chitilian. Les devis architecturaux des stations et du tracé seront « prescriptifs », ce qui signifie que le consortium retenu pour la construction ne pourra pas changer le design à sa guise en cours de route. La « charte architecturale » devra être respectée à la lettre.

Processus de deux ans

L’avis au marché publié mardi constitue la première étape d’un processus d’approvisionnement qui aura lieu sur les deux prochaines années. L’objectif : « susciter l’intérêt du marché, local, national et international ».

« La notion d’intérêt est très importante, parce que nous sommes dans un marché mondial d’infrastructures qui est extrêmement dynamique, a précisé Harout Chitilian. Et pour aller chercher le meilleur prix et la meilleure qualité, il faut un grand intérêt de tous les joueurs. » Le groupe a choisi de morceler le projet en quatre « lots », plutôt que deux comme dans le cas de la première phase du REM.

L’un des quatre contrats vise à trouver un « opérateur » qui viendra épauler CDPQ Infra dans la conception des devis techniques, et qui sera ensuite responsable d’exploiter le réseau à partir de 2029. Cela marque une différence avec la phase 1 du REM, que CDPQ Infra avait conçue à l’interne avant de sélectionner le consortium NouvLR au terme d’un appel d’offres.

« C’est une plus-value pour le projet, croit Harout Chitilian. Cet opérateur-là va être assis avec nous et va nous aider à concevoir le devis d’appel d’offres, pour les trois autres lots [contrats]. »

CDPQ Infra croit aussi pouvoir attirer un groupe spécialisé dans la construction de tunnels, puisqu’un tel ouvrage de 8 kilomètres est prévu à Montréal-Nord. Le plus important des quatre contrats touchera la conception et la construction des 23 kilomètres de structures aériennes et de la majorité des stations. Le consortium choisi sera aussi chargé de construire le court tunnel de 500 mètres qui a récemment été ajouté à la portion centre-ville du REM de l’Est.

Changements possibles

Même si CDPQ passe cette semaine à la vitesse supérieure avec son projet, Harout Chitilian souligne que des « optimisations » resteront possibles même après l’attribution des contrats. Des changements pourraient notamment être demandés aux consortiums choisis afin de respecter des exigences environnementales, au terme des audiences du BAPE.

D’ici là, les critiques du REM de l’Est risquent de continuer à se faire entendre, entre autres au sujet des structures aériennes.

Des résidants ont déposé la semaine dernière une pétition à l’Assemblée nationale pour demander que les travaux du REM de l’Est soient suspendus « immédiatement », et que l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) soit mandatée pour effectuer une analyse indépendante des besoins en transport dans l’est de la ville.

Seuil minimal de contenu local : compliqué d’en avoir, mais faisable

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Des exigences en matière de contenu local pourraient profiter à l’ex-usine de Bombardier Transport à La Pocatière, propriété d’Alstom.

Pas facile d’imposer des exigences de contenu local en raison des règles commerciales actuelles. Certaines clauses d’accords internationaux permettent toutefois d’y arriver. Dans certains cas, il est même possible, au Québec, de demander l’assemblage final au Canada s’il s’agit de transport en commun.

De l’avis de professeurs spécialisés en droit international et sur les questions commerciales, il n’est pas surprenant que la question du seuil minimal de contenu local soit absente de l’appel diffusé mardi par CDPQ Infra pour le REM de l’Est, étant donné qu’il s’agit d’une première étape.

« Les marchés publics, c’est le Far West, lance la professeure de droit à l’Université de Sherbrooke Geneviève Dufour. Il n’y a pas de règles multilatérales. On va regarder qui est intéressé, les accords internationaux et l’appel d’offres sera lancé. »

C’est à cette étape que la question du contenu local risque de s’inviter. Les contrats du REM de l’Est devraient concerner la conception et l’exploitation du train automatisé, le matériel roulant ainsi que la construction d’un tunnel.

Il est complexe de démêler les accords internationaux, qui s’accompagnent de nombreuses exceptions. Les traités peuvent aussi se chevaucher.

Par exemple, les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) chapeautent des échanges également couverts par les accords entre le Canada et l’Europe (AECG), les États-Unis et le Mexique (ACEUM) ou le Partenariat transpacifique (PTPGP).

Chaque fois, il faut faire l’analyse au cas par cas. Il y a des annexes dans chaque traité. C’est chirurgical.

Richard Ouellet, spécialiste du droit international et professeur à l’Université Laval

Dans un même accord, les contraintes sont différentes selon l’ordre de gouvernement (fédéral, provincial ou municipal). VIA Rail avait été critiquée en 2018 pour avoir choisi les voitures construites par Siemens aux États-Unis plutôt que celles de Bombardier construites à La Pocatière, mais cette société de la Couronne était visée par certaines contraintes.

CDPQ Infra avait suscité une vive controverse en sélectionnant Alstom et ses trains fabriqués en Inde – un contrat qui avait échappé à Bombardier.

Des pistes de solution

L’accord de libre-échange entre le Canada et l’Europe pourrait donner davantage de latitude sur l’aspect de l’exigence de contenu local. Ce traité permet aux « entités contractantes » du Québec et de l’Ontario de fixer un plancher de 25 %.

Établis respectivement en France et en Allemagne, Alstom, propriétaire de la division ferroviaire de Bombardier, et Siemens sont, avec le géant chinois CRRC, les principaux constructeurs de matériel roulant. Les deux rivaux européens risquent de convoiter une partie du contrat pour le REM de l’Est.

Les annexes de l’accord avec l’Europe précisent que pour des « véhicules de transport en commun », comme une voiture ferroviaire, « la province de Québec peut exiger que l’assemblage final ait lieu au Canada ». Il sera intéressant de voir si cela sera le cas pour le REM de l’Est.

Mais pour Pierre Barrieau, spécialiste de la planification des transports de l’Université de Montréal, le nombre limité de constructeurs à l’échelle mondiale risque d’atténuer la concurrence.

« C’est un peu le problème auquel ils sont confrontés : on doit s’attendre à très peu de fournisseurs, observe-t-il. Après, il y a Hitachi, mais eux font surtout des tramways en Amérique du Nord. »

Au Canada, Alstom est notamment propriétaire d’usines de fabrication situées à La Pocatière (Bas-Saint-Laurent) et à Thunder Bay (Ontario) qui appartenaient autrefois à Bombardier Transport.

Mme Dufour croit aussi que la question de l’environnement pourrait favoriser l’achat local dans des appels d’offres, ce qui dépasserait l’aspect du matériel roulant.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Geneviève Dufour est professeure spécialisée en droit international. 

« L’aluminium québécois est moins nocif [sur l’empreinte carbone] que l’aluminium chinois, mais il coûte plus cher, souligne la professeure. Si on exige des produits métallurgiques produits avec de l’énergie renouvelable, cela va favoriser le Québec. »

Si Alstom assemble les trains du REM en Inde, elle s’intéresse à la question du contenu local depuis janvier dernier. La multinationale française est inscrite au Registre des lobbyistes pour interpeller Québec sur cette question.

En janvier dernier, le président-directeur général d’Alstom, Henri Poupart-Lafarge, avait aussi laissé entendre que l’usine de La Pocatière, en panne de contrats, pourrait obtenir du travail si le géant français était choisi pour les phases subséquentes du REM. Le complexe est un « outil » que la multinationale « n’avait pas » au moment de décrocher le contrat initial.

Ils ont dit

La nouvelle étape franchie par le projet du REM de l’Est a suscité de nombreuses réactions. En voici quelques-unes.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Leblanc, président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain

Enfin, on met en place des processus qui nous permettent d’avancer normalement avec des projets. Ce que la Caisse fait aujourd’hui, ce n’est pas une prise de décision. La Caisse dit à des fournisseurs potentiels : il y a un projet d’envergure qui s’en vient, on est en train de le définir et il y aura des étapes à franchir. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est simplement qu’on demande à des fournisseurs de se préparer.

Michel Leblanc, président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain

L’annonce de [mardi] matin s’inscrit dans une pratique habituelle de gestion de grands projets. Il faut comprendre que la demande mondiale pour les expertises pour la réalisation de ce type de projet est grande et qu’il est dans le meilleur intérêt du projet de laisser un maximum de prévisibilité aux fournisseurs potentiels pour se préparer. Bien entendu, la Chambre souhaite voir un maximum de fournisseurs locaux impliqués et nous sommes confiants que CDPQ Infra saura reconnaître l’expertise locale et maximiser les retombées sur notre territoire tout en respectant les différents traités internationaux.

Jean-Denis Charest, PDG de la Chambre de commerce de l’est de Montréal

C’est évident qu’on souhaite que du contenu local soit exigé, on ne se fera pas de cachettes. C’est M. Legault qui a ça entre les mains. Je peux voir que c’est un premier appel mondial, mais on souhaite que du contenu local apparaisse.

Vincent Bérubé, maire de La Pocatière

La réalité a vite rattrapé François Legault, qui, lors de son discours inaugural, avait promis d’imposer un minimum de 25 % de contenu local dans l’ensemble du matériel en transport. En exigeant 0 % de contenu local, la preuve est aujourd’hui faite que l’engagement phare du premier ministre était en fait une promesse en l’air. Les appels d’offres viennent également confirmer ce que plusieurs dans l’est de Montréal appréhendaient, soit l’abandon du secteur de Rivière-des-Prairies.

André Fortin, député du Parti libéral du Québec et porte-parole de l’opposition officielle en matière de transports

CDPQ Infra doit s’engager à garantir le maximum de contenu local dans son appel d’offres et ne pas répéter l’erreur faite avec le REM de l’Ouest. On a toute l’expertise au Québec pour fabriquer le matériel et les équipements qui serviront au REM de l’Est. Si M. Fitzgibbon est vraiment sérieux dans sa volonté de favoriser l’achat local, il va falloir plus que des vœux pieux envers la Caisse de dépôt : il faudra mettre des clauses d’achat local dans les appels d’offres.

Alexandre Leduc, député de Québec solidaire et porte-parole en matière d’affaires municipales

On est en train de mettre la charrue devant les bœufs. Le processus de consultation n’est pas terminé, de sérieuses questions de gouvernance et d’acceptabilité sociale se posent et le BAPE ne s’est même pas encore prononcé. À cela s’ajoute l’absence d’un seuil minimal pour du contenu québécois. Le Parti québécois avait pourtant fait adopter à l’unanimité une motion à l’Assemblée nationale pour que le gouvernement exige au moins 25 % de contenu local dans tous les projets de transport collectif.

Joël Arseneau, député du Parti québécois et porte-parole en matière de transports

C’est beaucoup trop rapide. À quelque part, on n’a vraiment pas l’impression que la population a été écoutée et entendue. Tout ce qu’on dit passe par une espèce de filtre qui transforme ça en propagande pour le REM de l’Est. Et là, ce qu’on semble nous dire, c’est : « on va aller encore plus vite ». Attendons de voir le REM 1, pour faire un vrai bilan du REM 1, avant de faire le REM 2.

Daniel Chartier, vice-président du Collectif en environnement Mercier-Est