(Kelowna) Si les habitations des travailleurs étrangers dans les Serres Demers ont choqué le Québec au début de l’été, des travailleurs québécois font eux aussi face à des conditions de travail difficiles dans l’Ouest canadien. En août, La Presse a sillonné la vallée de l’Okanagan, du sud au nord, pour découvrir l’expérience de ces cueilleurs de fruits, bien loin de l’utopie qu’on pourrait imaginer.

Travailler de nuit, dormir sous la tente dans les vergers, en pleine canicule, parfois sans douche ni toilette ou dans des campements insalubres : ces conditions de travail sont la norme pour les cueilleurs de fruits qui déferlent sur la vallée de l’Okanagan depuis des dizaines d’années. Mais elles commencent à être dénoncées.

« C’est comme ça qu’ils sont considérés : juste des cueilleurs, pas des personnes », s’indigne Harvey Demelo, propriétaire de Lual Orchards, à Osoyoos, dans le sud de la vallée de l’Okanagan. Le fermier a accepté de parler à La Presse, debout dans son verger épargné par les flammes. Au-delà de la ligne des cerisiers, les troncs calcinés témoignent d’un été marqué par la chaleur accablante et les incendies de forêt.

PHOTO LILA DUSSAULT, COLLABORATION SPÉCIALE

Des cueilleurs se lèvent vers 2 h 30 du matin à Kelowna pour commencer leur journée de travail, qui se terminera vers midi. En arrière-plan, des incendies qui faisaient toujours rage dans la région en août dernier.

« Les cueilleurs dorment dans des tentes, explique-t-il. Ils n’ont pas d’endroit où cuisiner, ils n’ont aucune installation digne de ce nom, et certains fermiers essaient même de pousser leurs équipes jusqu’à 15 h ou 16 h [alors qu’ils ont commencé en pleine nuit]. C’est inacceptable. »

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Une partie des terres de la ferme Lual Orchards a été ravagée par les flammes à l’été 2021.

Chaque année, environ 1500 Québécois traversent le Canada pour aller cueillir des fruits en Colombie-Britannique. Certains sont épris de liberté, d’autres veulent payer leurs études ou avoir du bon temps. Sans compter que cueillir des fruits peut être payant. Certains cueilleurs ont affirmé faire, en quelques mois, l’équivalent du salaire annuel d’emplois spécialisés au Québec, soit entre 20 000 $ et 50 000 $. Les cueilleurs les plus expérimentés combinent souvent diverses récoltes – cerises, raisins, pommes – et parfois la plantation d’arbres, pour y arriver. Si ce mode de vie éloigné du 9 à 5 plaît à plusieurs, ça ne les empêche pas de vouloir être traités avec plus de respect.

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Harvey Demelo, propriétaire de Lual Orchards, à Osoyoos

« Une douche chaude, c’est rare »

Dans les petites villes qui longent les lacs miroitants de la vallée de l’Okanagan, parsemées de vignobles et de vergers et entourées de montagnes arides, l’hébergement est rare, surtout l’été. Or, la saison de la cueillette demande une grande quantité de main-d’œuvre dans une période très concentrée, de quelques semaines à quelques mois. C’est à chaque ferme que revient la responsabilité d’héberger ses employés.

« Ce que j’ai entendu de nombreux travailleurs, c’est qu’ils avaient de la difficulté à accéder à de l’hébergement sécuritaire et à de l’équipement rudimentaire », reconnaît Anelyse Weiler, professeure adjointe en sociologie de l’Université de Victoria, qui se spécialise dans les travailleurs agricoles migrants. Elle a notamment conduit une étude auprès des travailleurs saisonniers québécois en 2017.

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Plusieurs cueilleurs ont affirmé à La Presse que certaines fermes n’offraient, en guise de douche, qu’un point d’eau comme celui-ci (qui sert à la ferme). Photo prise sur une ferme de Lake Country (qui a de vraies douches).

Ce qu’ils demandent, c’est vraiment la base.

Anelyse Weiler, professeure adjointe en sociologie de l’Université de Victoria

Et la base, ça peut aller jusqu’à avoir accès à une simple latrine. « La toilette, des fois, c’est juste une pelle et un arbre. Des douches d’eau chaude, c’est rare », explique David-Olivier Demers, qui a une vingtaine d’années d’expérience dans la vallée. « La moyenne dans un camp de pickers, c’est 10 à 15 personnes pour un frigo, et un poêle avec trois ronds qui marchent pour 20 à 30 cueilleurs », ajoute Justin Beaulieu, un autre travailleur expérimenté qui vient de recevoir du financement du Conseil des arts du Canada pour faire un documentaire sur la question.

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David-Olivier Demers dans un vignoble à Lake Country, en août dernier

L’investissement financier et les règlements de zonage limitent la capacité de certaines fermes à mettre en place des infrastructures pour des travailleurs qui ne sont là que pour quelques semaines, explique Karan Mann, fils du propriétaire de l’entreprise agricole SM Produce, à Oliver. « Mais des douches, des toilettes et des équipements de base, ça devrait être là », reconnaît-il.

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Campement d’une ferme d’Okanagan Falls, considéré comme de bonne qualité. De 15 à 20 cueilleurs utilisent ces équipements.

Le Programme de travailleurs agricoles saisonniers du Canada oblige les employeurs à fournir un hébergement adéquat à leurs travailleurs étrangers temporaires. Mais aucune législation semblable n’existe pour les employés saisonniers qui viennent de l’intérieur du Canada ou pour ceux qui voyagent avec des visas de travail. Les fermiers n’ont donc aucune norme à respecter pour l’hébergement de ces travailleurs.

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Jeanne Desgagnés, cueilleuse expérimentée, à Kelowna en 2021

On n’a pas besoin des mêmes installations que les travailleurs étrangers, qui viennent plus longtemps. Nous, on est juste là en été. Mais il devrait y avoir un minimum pour nous loger.

Jeanne Desgagnés, cueilleuse expérimentée qui dirige l’équipe chez SM Produce depuis des années

Même son de cloche pour Solana Wyatt, coordonnatrice à l’orientation professionnelle et à la formation en sécurité pour la BC Fruit Growers’ Association, un regroupement qui défend les intérêts des cultivateurs de fruits dans la vallée de l’Okanagan. : « Il devrait y avoir des standards minimums [pour les travailleurs saisonniers canadiens] », admet-elle.

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Cuisine et espace commun servant à accueillir jusqu’à 60 cueilleurs, dans une ferme à Kelowna. Les cueilleurs se préparent à leur journée de travail, vers 2 h 30 du matin.

Québécois discriminés

Les Québécois dans la vallée de l’Okanagan font aussi face à un autre défi : la discrimination de la part de la population locale, observe Anelyse Weiler. « Puisque je parle à la fois français et anglais, c’était déconcertant d’entendre des locaux dire des choses épouvantables à propos des travailleurs du Québec. Et d’ensuite parler avec les travailleurs qui recevaient ces messages », se désole-t-elle.

La COVID-19 a amplifié la xénophobie à l’endroit des travailleurs saisonniers québécois au début de l’été 2020. Cependant, la pénurie de main-d’œuvre a aussi mis en lumière le rôle crucial qu’ils jouent pour l’industrie locale, qui compte sur eux depuis les années 1960.

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Solana Wyatt, coordonnatrice à l’orientation professionnelle et à la formation en sécurité pour la BC Fruit Growers’ Association

« Les fermiers qui n’offrent pas de bonnes conditions de travail n’ont pas trouvé d’employés cette année, observe Solana Wyatt. Les travailleurs commencent à exiger de meilleures conditions de travail, et je pense qu’on va voir de grands changements dans la vallée », espère-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR AMANDA LECLERC

Panneau devant une exploitation agricole d’Osoyoos : « Cueillez à vos propres risques »

Le Far West des pesticides

Ils se font asperger leur tente et même leur corps : des dizaines de cueilleurs de fruits dans l’Ouest canadien ont raconté à La Presse comment les règles entourant l’épandage des pesticides sur les fermes sont souvent contournées, au point de mettre leur santé en danger.

« On a entendu des tracteurs dans la nuit et quand on est sortis de la tente pour voir, on s’est fait arroser de pesticides », raconte Amanda Leclerc. Six ans plus tard, cette expérience choque encore celle qui était alors âgée de 18 ans et qui venait d’arriver à Osoyoos. Elle avait planté sa tente là où le fermier le lui avait indiqué, soit au bout d’une rangée de cerisiers.

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Amanda Leclerc à Oliver, en août dernier

« Une application de pesticides ne devrait pas avoir lieu si des travailleurs se trouvent dans la zone où l’application est en train de se passer », a confirmé par courriel Kenneth Sapsford, spécialiste pour le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Pêches de la Colombie-Britannique. « Les travailleurs ne sont pas censés entrer ou travailler dans un champ jusqu’à ce que le délai d’attente soit expiré », a-t-il précisé. Ces délais d’attente varient entre 12 heures et 21 jours en fonction des produits.

Ces délais ne sont pourtant pas toujours respectés. L’été dernier, Adèle Beaudry-Sarrazin cueillait des cerises pour la ferme de Suncity Cherries, à Kelowna, lorsqu’un tracteur voisin a fait un épandage à quelques rangées d’elle. Lorsqu’elle s’est plainte de la situation, on lui aurait dit d’appeler la police ou de quitter le champ, si elle le souhaitait. Pourtant, selon la section 6.70 de la Occupational Health and Safety Regulation de la Colombie-Britannique, un fermier est responsable des pesticides qui touchent des employés d’un terrain voisin.

Une trentaine de cueilleurs de cerises ont affirmé à La Presse avoir déjà eu une mauvaise expérience par rapport aux pesticides : tentes et campements aspergés, épandages pendant qu’ils sont dans les champs, problèmes de santé. Aucun de ces cueilleurs n’avait été averti des produits utilisés et tous étaient inquiets.

Profiter du manque d’expérience

« J’ai eu des commentaires de jeunes qui disaient que le fermier passait juste à côté d’eux avec le pulvérisateur, à une rangée, deux rangées, en disant que ce n’est pas dangereux, s’indigne Richard Duchesne, coordonnateur de la ferme Hall Orchard située à Okanagan Falls. Mais il y a déjà eu des produits dangereux dans le réservoir, donc tu ne peux pas faire ça », dénonce celui qui est responsable des épandages pour son exploitation agricole.

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Richard Duchesne, coordonnateur de la ferme Hall Orchard située à Okanagan Falls

Parmi les règles entourant l’usage des pesticides, il y a celle d’informer les travailleurs des produits utilisés et des risques encourus, que ce soit par de la formation ou de l’affichage. « J’ai déjà vu un fermier appliquer un fongicide parce qu’il avait des problèmes de mildiou et renvoyer ses cueilleurs à la cueillette tout de suite après. Il disait que ce n’était pas dangereux, mais ça fait 20 ans que je travaille là-dedans, je sais c’est quoi, le produit, et c’est non. Ça ne devrait pas se passer », déclare Richard Duchesne.

Des risques pour la santé

Selon le Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail, une intoxication légère aux pesticides se présente par des symptômes comme des nausées, de la diarrhée et des étourdissements. Une intoxication sévère peut mener à des brûlures, une perte de conscience et même la mort.

« Le problème avec l’exposition à long terme à des doses faibles, c’est que tu ne te sentiras pas malade », explique le DWarren Bell, médecin pratiquant à Salmon Arm, en Colombie-Britannique, et fondateur de l’Association canadienne des médecins pour l’environnement.

PHOTO MARIE-SOLEIL BRAULT, COLLABORATION SPÉCIALE

Le Dr Warren Bell à sa clinique de Salmon Arm

Les problèmes de santé n’émergent pas avant longtemps, surtout quand les gens sont en bonne santé et n’ont pas de comorbidité. C’est dur de faire le lien avec le terrain, surtout quand ça fait très longtemps.

Le Dr Warren Bell

Mais même avec des symptômes associés à une intoxication aux pesticides, il est difficile de prouver ce qui est en cause. Albert Nadeau-Fortin se trouvait dans la ferme de Suncity Cherries à Kelowna l’été dernier lorsqu’il a commencé à se sentir malade. « J’avais vraiment de grosses crampes, un début de fièvre, mal à la tête, ça me piquait dans les yeux, dans le nez. J’ai eu la diarrhée pendant trois jours », raconte-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR ALBERT NADEAU-FORTIN

Albert Nadeau-Fortin en train de cueillir des cerises à l’été 2021

Un test négatif à la COVID-19 l’a convaincu d’aller voir plus loin. Puis, un épisode d’épandage à quelques rangées de lui a empiré son état et l’a poussé à aller consulter un médecin. Il a par la suite fait une demande d’indemnisation à Work Safe BC, l’équivalent de la CNESST québécoise. La demande n’a pas eu de suite, car son employeur n’a pas rempli les documents, explique-t-il. Il a décidé de laisser tomber. « Je trouve que c’est un gros manque de respect de l’employeur envers ses employés. On n’est rien pour eux s’ils sont prêts à arroser des pesticides à côté de nous », conclut-il.

Financé grâce à la bourse Corus Jacques-Larue-Langlois en journalisme