Cet été, nous revivons chaque semaine un exploit du passé pour en tirer une leçon de gestion.

En 1896, ce Québécois a construit un chemin de fer dans le désert nord-africain pour amener les troupes britanniques – dont le jeune Churchill – combattre au Soudan.

L’année : 1896

L’objectif : poser plus de 500 km de rails dans le désert

Le défi de gestion : faire des miracles avec du mauvais matériel et des hommes sans expérience

La leçon : devant l’impossible, il faut trouver et susciter le meilleur chez ses gens

C’est l’histoire d’un Québécois du XIXsiècle, pratiquement inconnu dans son pays, mais qui a accompli des exploits à l’étranger.

Exploits de gestion et d’organisation, notamment.

En 1896, les troupes anglo-égyptiennes voulaient remonter le Nil pour mater le soulèvement des mahdistes qui, désireux de fonder un État théocratique musulman au Soudan, avaient massacré la garnison de Khartoum et tenaient le pays depuis 1885.

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Ligne de chemin de fer en plein désert soudanais, à environ 200 kilomètres au nord de Khartoum, la capitale

Le Nil étant barré de cataractes, la meilleure façon d’approvisionner l’armée en campagne était de construire un chemin de fer au milieu du désert. Le général Horatio Herbert Kitchener (en l’honneur de qui la ville ontarienne sera nommée) s’est tourné vers son meilleur espoir d’y parvenir : le jeune Canadien français Édouard Percy Cranwill Girouard.

Un Montréalais

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Édouard Percy Cranwill Girouard en 1899

Édouard Percy Cranwill Girouard est né à Montréal en 1867. Son père, l’avocat Désiré Girouard, avait épousé une femme d’origine irlandaise, Essie Cranwill, qui avait élevé ses enfants dans les deux langues. Souhaitant que son fils suive ses traces dans la profession juridique, Désiré l’avait envoyé étudier au Séminaire de Trois-Rivières et au Collège de Montréal, avant de juger qu’un surcroît de formation au tout nouveau Collège militaire royal de Kingston (CMR) ne pourrait que lui être bénéfique.

En raison de ses excellents résultats, on lui a offert un des quatre postes accordés chaque année aux diplômés du CMR dans l’armée britannique.

En raison du refus de son père, le jeune homme de 20 ans travaillera plutôt comme ingénieur junior au Chemin de fer Canadien Pacifique pendant deux ans. Ayant appris que le corps des Royal Engineers de Sa Majesté allait ouvrir pour la première fois ses rangs à quelques diplômés du CMR, il s’y est engagé en 1888, malgré l’opposition paternelle.

Responsable pendant cinq ans du réseau ferroviaire qui desservait l’arsenal de Woolwich, en Grande-Bretagne, il se fera une excellente réputation dans l’organisation, la gestion et l’utilisation stratégique des chemins de fer militaires.

Au point où malgré sa jeunesse, c’est au lieutenant Girouard que le général Kitchener a demandé que l’on confie la construction de la voie ferrée qui serait l’aorte de son offensive nord-africaine, en 1896.

En Égypte

Remontant le Nil depuis l’Égypte, l’armée anglo-égyptienne de Kitchener avait atteint Wadi Halfa, dans le nord du Soudan, où le fleuve cessait d’être navigable sur plus de 200 km. Pour le lieutenant et ingénieur Percy Girouard, comme il se faisait appeler, il s’agissait de réparer et de prolonger le chemin de fer en longeant le Nil, à mesure de la progression des troupes.

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Carte de l’Égypte et du Soudan, 1894

La tâche était titanesque.

Outre une poignée de jeunes collègues, son hétéroclite Railway Battalion était composé de quelque 800 soldats égyptiens, prisonniers mahdistes et habitants soudanais. Aucun n’y connaissait quoi que ce soit en chemins de fer et certains n’avaient jamais vu de locomotive de leur vie.

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Girouard portant l'uniforme égyptien

Mais provenant d’une petite nation habituée à faire flèche de tout bois, sans les préjugés de classe de ses collègues britanniques, Girouard, à peine âgé de 29 ans, savait distinguer et inspirer le meilleur chez ses hommes.

Pour former les plus habiles d’entre eux aux tâches techniques, Girouard a créé deux petites écoles professionnelles à Wadi Halfa.

Il devait composer avec de l’équipement roulant désuet et usé, de vieux rails disparates récupérés dans tout le Proche-Orient par Kitchener, et une chaleur infernale.

Il a organisé les tâches selon les compétences, talents, force physique (ou énergie au travail) de chacun, et après quelques semaines où elle avait avancé cahin-caha, la construction a pris son rythme de croisière le long du Nil.

En juillet 1896, une épidémie de choléra a décimé sa petite équipe d’ingénieurs, le forçant à mener lui-même les travaux en tête de ligne.

Il s’était à peine remis d’un sérieux coup de chaleur qu’une tempête diluvienne a emporté 20 kilomètres de voies.

Une armée de 5000 soldats a travaillé jour et nuit pendant une semaine pour remettre la section de voies en état. Girouard « avait une capacité inhabituelle à inspirer confiance à ses subordonnés. Elle n’a jamais été plus utile qu’à cette occasion », a commenté Roy MacLaren dans son livre Canadians on the Nile, 1882-1898.

La construction de la voie a continué au rythme de plus d’un kilomètre par jour.

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Les deux traits rouges représentent les lignes de chemin de fer construites par les équipes menées par Édouard Percy Girouard, entre Wady Halfa et Kerma d’abord (pour la prise de Dongola), puis entre Wady Halfa et le camp d’Atbara (pour la prise de Khartoum).

Le 24 septembre 1896, dûment ravitaillée par le chemin de fer de Girouard, l’armée de Kitchener atteignait son premier objectif et prenait la capitale provinciale Dongola, sur le Nil.

Le succès de sa mission et son influence décisive sur la victoire ont valu au Canadien français la prestigieuse médaille du Distinguished Service Order britannique (DSO).

Mais le plus difficile restait à venir.

La traversée du désert

Prochain et ultime objectif : Khartoum. Cette fois, l’armée britannique allait intervenir de tout son poids. Pour éviter trois cataractes et couper court à l’immense coude que formait le Nil au nord de Khartoum, Kitchener a confié à Girouard la tâche de construire un autre tronçon de 370 km dans le désert, une longue ligne droite à travers les dunes, entre Wadi Halfa et Abu Hamed.

Les conseillers du général l’avaient pourtant prévenu de l’impossibilité de ce projet bâti sur le sable…

Girouard s’est mis à l’ouvrage.

Dans le livre qu’il a consacré en 1899 à la campagne du Soudan, Winston Churchill a décrit sa minutie.

« Assis dans sa hutte à Wadi Halfa, il a dressé une liste exhaustive. Rien n’a été oublié. Chaque besoin était prévu, chaque difficulté était anticipée, chaque nécessité était notée. Les problèmes à résoudre étaient nombreux et complexes. Quelle capacité de transport fallait-il ? Combien de wagons ? Combien de locomotives ? Quelles pièces de rechange ? Quelle quantité d’huile ? Combien de tours et de cisailles ? […] Les réponses à toutes ces questions, et à beaucoup d’autres, […] ont été données par le lieutenant Girouard dans un lourd volume de plusieurs pouces d’épaisseur. »

Son estimation était si précise et complète que les équipes de travail n’ont jamais été retardées, ne serait-ce que par un bout de fil de laiton manquant.

Winston Churchill, à propos d’Édouard Percy Cranwill Girouard

Malheureusement pour Girouard, Kitchener avait pris quelques initiatives, notamment l’acquisition de locomotives désespérément poussives. Pour corriger le tir, Girouard s’est rendu en Grande-Bretagne en février 1897 avec une longue liste de matériel. Il a commandé 15 nouvelles locomotives et a convaincu le premier ministre de la Colonie du Cap, Cecil Rhodes, de lui prêter quelques autres engins, question de réduire les coûts.

De retour au Soudan au printemps 1897, il a agrandi et équipé les ateliers de Wadi Halfa, où ses hommes ont travaillé jour et nuit pour soutenir la pose des rails dans le désert.

Toujours enjoué, Girouard avait cette capacité peu britannique d’exprimer son point de vue de manière vive et décidée, sans pour autant vexer son interlocuteur.

Un jour qu’ils étaient à bord d’une locomotive que Kitchener avait poussée à une vitesse excessive, Girouard lui a lancé : « Vous finirez par briser tous les records et vous briser le cou. » Kitchener s’est empourpré, mais il ne pouvait en vouloir longtemps au dynamique Canadien français.

Dans un petit wagon aménagé en bureau, Girouard parcourait la voie d’une extrémité à l’autre, « louant, critiquant, exhortant et encourageant », raconte encore Roy MacLaren.

La traversée de l’océan de sable s’est achevée le 31 octobre 1897.

En cinq mois, Girouard avait construit une ligne de 370 km dans le désert. Un exploit jamais vu.

« Imaginez un mélange d’audacieuse imagination française, d’ingéniosité américaine et d’acharnement britannique et vous obtiendrez le directeur des chemins de fer, a décrit un correspondant de guerre. Il ne perd jamais la tête et il a le mérite d’être le seul homme de l’armée égyptienne à ne pas craindre Kitchener. »

La leçon : c’est ainsi qu’on réalise l’impossible.

Terminus

La ligne ayant rejoint le Nil à Abu Hamed, le travail s’est poursuivi le long du fleuve sur 250 km, jusqu’au camp militaire d’Atbara, atteint le 3 juillet 1898. De là, bien ravitaillé et supérieurement armé, Kitchener a pu mener son offensive finale vers Khartoum.

La bataille décisive s’est livrée le 2 septembre 1898 à Omdourman. Ce fut un horrible carnage, qui a vu les troupes anglo-égyptiennes faucher 20 000 combattants mahdis, au prix de pertes insignifiantes. Un certain Winston Churchill a participé à la dernière grande charge de cavalerie.

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The charge of the 21st Lancers at Omdurman (1899), d’Edward Matthew Hale, dépeignant la bataille d'Omdourman

Une autre guerre coloniale britannique qui s’était conclue, donc, par une boucherie… Mais l’exploit du jeune Montréalais, qui n’a pas vu Omdourman, n’en demeurait pas moins remarquable.

Comme la suite de sa carrière, d’ailleurs…

En 1898, il a été nommé président des chemins de fer égyptiens, que Kitchener lui avait demandé de remettre en état.

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Reportage publié dans La Presse le 6 septembre 1899 décrivant l’hommage rendu au « major Girouard » à l’hôtel de ville de Montréal, puis à l’hôtel Windsor, lors d’un banquet en soirée.

Un an plus tard, il sera envoyé en Afrique du Sud pour réorganiser le réseau ferroviaire, alors que la guerre des Boers faisait rage. Son succès lui vaudra d’être fait chevalier en 1900, à l’âge de 33 ans.

À l’instigation de Churchill, devenu sous-secrétaire d’État aux Colonies, il a été nommé haut-commissaire puis gouverneur du Nord du Nigeria de 1907 à 1909, où il a supervisé la construction de 800 km de voies ferrées.

Il sera ensuite gouverneur du Protectorat britannique de l’Afrique de l’Est (Kenya) de 1909 à 1912.

Des relations tendues et des divergences d’opinions avec le Colonial Office britannique mineront cependant son mandat.

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En 1930, deux ans avant sa mort

Devenu directeur du fabricant d’armes et de matériel ferroviaire Armstrong-Withworth, il est venu en 1913 ouvrir à Longueuil sa division canadienne, dont il a été le premier président (les sources divergent sur ce point).

Il s’est éteint à Londres en 1932 à 65 ans.

Il n’était pas devenu avocat, comme le désirait Désiré, mais Édouard Percy Cranwill Girouard avait néanmoins fait son chemin – de fer – dans la vie.