Cet été, nous revivons chaque semaine un exploit du passé pour en tirer une leçon de gestion. 

Louis XIV voulait 120 vaisseaux. Il fallait plus de 300 000 chênes français. Ils mettent 100 ans à pousser. Son ministre Colbert a pris l’approvisionnement en main.

Une marine qui prend l’eau

Quand il avait inspecté le port de Toulon en 1660, le jeune roi Louis XIV avait découvert une escadre en état de décrépitude avancée.

Sur les 20 vaisseaux plus ou moins en état de naviguer que comptait la marine royale à l’époque, à peine deux ou trois pouvaient tenir la haute mer.

La flotte anglaise en alignait 150.

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Portrait de Jean-Baptiste Colbert, par Philippe de Champaigne

Encouragé par son ministre plénipotentiaire Jean-Baptiste Colbert, le souverain s’est résolu à lancer un gigantesque chantier de reconstruction navale pour rattraper son retard.

À l’instigation de Colbert, des arsenaux ont surgi pratiquement du néant à Brest, en Bretagne, et à Rochefort, près de l’estuaire de la Charente.

Il y avait un hic cependant : pour construire des navires, il fallait du chêne. Beaucoup, beaucoup de chêne. En fait, au XVIIe siècle, le chêne était à la marine ce qu’aujourd’hui les terres rares sont à la haute technologie : un matériau stratégique.

Or, le chêne pousse lentement.

L’année : 1669

L’objectif : construire plus de 100 vaisseaux

Le défi de gestion : assurer l’approvisionnement local en chênes centenaires

La leçon : il faut voir près dans l’espace et loin dans le temps

Une forêt flottante

À la fin du XVIIe siècle, pour construire un vaisseau de 60 m de long portant 74 canons, il faut abattre environ 2500 chênes centenaires.

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Le Soleil Royal, navire de guerre français, en 1669

Les plus grands trois-ponts en exigent jusqu’à 4000.

Plus de 90 % du navire est constitué de cette essence particulièrement résistante, qui devra subir les assauts de la mer et des boulets de canon de 18, 24 ou 36 livres.

Pour compliquer les choses, il faudra des arbres de formes variées selon leur usage.

Des chênes hauts et droits serviront à la quille, aux bordés, aux ponts.

Les membrures courbées de la coque seront prélevées sur des chênes tordus, ou à la rencontre du tronc et de la plus forte branche.

Ces bois dits « tors » ou « courbans » sont à la fois solides et élastiques parce que leurs fibres ligneuses se conforment au coude qu’ils forment.

La mâture et les vergues sont taillées en pin, dont les hauts fûts rectilignes procurent les pièces de la longueur et de la souplesse nécessaires.

La construction d’un navire, de la pose de la quille à son lancement, dure de 15 à 18 mois.

Rompre ses chênes

Les arsenaux ont besoin de bois, mais il n’existe pas de politique forestière. Favorisés par les troubles politiques et religieux, le défrichage et la surexploitation ont peu à peu entraîné une diminution de la surface boisée, qui est passée de 22 millions à 9 millions d’hectares entre le XVe et la fin du XVIIsiècle.

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Arsenal de Toulon, vers 1670

Les chênaies consistent pour la plupart en taillis, où les arbres peinent à croître en hauteur.

Colbert constate que les forêts royales « sont tellement dépeuplées de bois, qu’à peine on peut en trouver de propre pour le radoub des vaisseaux […] et beaucoup moins pour la construction des vaisseaux neufs que S. M. [Sa Majesté] a dessein de faire bâtir pour rétablir ses forces ».

Pour la construction navale, on importe du chêne d’Italie et d’Albanie. Le pin destiné aux gréements provient d’Europe du Nord.

Bref, l’approvisionnement dépend de l’étranger. Mauvais, alors que sous Louis XIV, la France est en conflit quasi perpétuel avec ses voisins.

« Le roi est résolu à ne se servir pour la marine d’aucune marchandise prise en pays étranger », constate encore Colbert en 1669.

Bref, comme aujourd’hui, il faut s’approvisionner localement.

L’approvisionnement local

Colbert, « intendant des finances ayant le département du bois », avait déjà lancé en 1661 une vaste enquête sur l’état des forêts royales.

Mais c’est en 1669 qu’il lance véritablement une planification stratégique à long terme pour s’extraire de la dépendance à l’égard de l’étranger, assurer l’approvisionnement national des chantiers navals et regarnir les coffres royaux.

L’Ordonnance sur le fait des Eaux et Forêts du 13 août 1669 instaure le principe d’une gestion rationnelle des forêts sur un horizon de 100 ans, pour en assurer la pérennité.

Elle entre dans les fins détails : pour protéger les sous-bois, moutons et chèvres sont proscrits dans les forêts royales, nobiliaires et ecclésiastiques.

Colbert instaure le marquage des chênes destinés à la marine royale. Pour assurer en permanence l’approvisionnement des arsenaux, le droit de marquage s’étend à 15 lieues des voies navigables – les chemins de fer de l’époque.

Des normes sont édictées : pour chaque hectare de forêt, on doit conserver 32 baliveaux – de jeunes arbres bien droits promis à une belle croissance en hauteur. On espère qu’ils deviendront des « arbres de haute futaie », c’est-à-dire d’une très grande taille que certains mettront jusqu’à 120 ans à atteindre.

Le quart de la surface des forêts doit être réservé à la production de ces futaies.

Colbert lance des campagnes de reboisement dans certaines régions où il faudra 60 ans pour reconstituer la forêt, dans l’objectif d’une production qui n’arrivera à maturité qu’un siècle plus tard.

C’est dire la portée de la planification !

La même logistique s’applique au bois de mâture : plutôt qu’en Norvège, les chantiers s’approvisionnent dans les forêts de résineux des Pyrénées et d’Auvergne.

Et c’est là la leçon de Colbert : quand on veut produire localement, mais à grande échelle, il faut organiser les circuits d’approvisionnement en visant le long terme. En somme, il faut voir près dans l’espace et loin dans le temps.

Le résultat

Louis XIV a atteint son objectif.

En 1673, l’arsenal de Rochefort, qui emploie 20 000 personnes, lance 26 navires et six galères à lui seul.

En 1677, la marine royale compte 116 vaisseaux, 28 frégates, 17 brûlots, 24 flûtes et 14 grandes barques, soit 199 unités.

Colbert meurt en 1683, mais l’effort se poursuit.

De 1689 à 1693, la France lance encore 17 vaisseaux par an – l’équivalent de 40 000 à 50 000 chênes abattus chaque année !

Le caractère répressif du programme de Colbert demeure discuté.

Mais l’actuel code forestier français reste l’héritier direct de l’Ordonnance de 1669.

Les forêts françaises recèlent encore des chênes plusieurs fois centenaires issus des mesures de Jean-Baptiste Colbert.