Cet été, nous revivons chaque semaine un exploit du passé pour en tirer une leçon de gestion.

Le navigateur portugais a planifié, organisé et dirigé le premier tour du monde – un monde dont il ignorait l’essentiel.

En 1519, le calcul de la circonférence de la Terre était parfaitement fantaisiste.

Mais le Portugais Fernão de Magalhães, mieux connu en français sous le nom de Fernand de Magellan, était bien décidé à gagner les îles aux épices par l’ouest, puis à compléter par la même occasion la première circumnavigation du globe.

La route de l’Orient par le cap de Bonne-Espérance vient à peine d’être balisée par les navigateurs portugais. À son extrémité, presque hors de portée, se trouvent les Moluques et leurs précieuses épices : noix de muscade, clous de girofle…

La route par l’ouest, estimée plus courte, est barrée par un continent qui semble s’étirer d’un pôle à l’autre. Une brèche permettrait-elle de s’y faufiler ?

Magellan en est convaincu, sur la foi d’une carte incomplète et incorrecte des côtes de l’Amérique du Sud, qu’il a consultée dans les archives du roi du Portugal. À la hauteur du 40e parallèle, un vaste golfe paraît ouvrir un passage jusqu’aux mers du Sud. C’est du moins ce que soutenaient les marins égarés qui ont entrevu l’immense baie.

Fâché avec le roi du Portugal, Magellan se tourne vers le jeune roi espagnol Charles Ier (bientôt empereur Charles-Quint), qu’il convainc de financer son ambitieux projet.

Le 22 mars 1518, le souverain signe le contrat qui le lie à Magellan et l’institue chef de l’expédition.

Il reste à la préparer.

L’année : 1519

L’objectif : trouver une route maritime vers l’ouest et faire le premier tour du monde

Le défi de gestion : organiser une expédition sans connaître ni son trajet ni sa durée

La leçon : planifier l’imprévisible… et s’adapter aux imprévus

La planification

Personne n’avait jamais entrepris pareille équipée. Personne ne pouvait le conseiller.

À titre de comparaison, la première traversée de Christophe Colomb, 27 ans plus tôt à peine, avait duré cinq semaines, après son escale aux îles Canaries.

Cette fois, le bond dans l’inconnu est prodigieux. Magellan l’ignorait encore, mais à l’équateur, l’océan Pacifique s’étire sur près de la moitié de la circonférence du globe.

Excellent marin, il avait déjà franchi quatre fois le cap de Bonne-Espérance. Mais il s’enfonce cette fois dans l’inconnu. L’organisation de cette entreprise est peut-être son plus bel exploit.

Comme l’a décrit l’écrivain Stefan Zweig, auteur d’une biographie, « Magellan s’avère être – tout comme Napoléon – aussi téméraire dans sa conception globale de l’expédition que précis et méticuleux dans la planification, dans le calcul du moindre détail ».

L’acquisition des navires s’étire à elle seule sur des mois.

Il déniche cinq caraques de tailles diverses et en mauvais état, qu’il répare, arme, ravitaille pour un voyage dont il ne peut que supputer la durée et la distance.

Il recrute difficilement 230 marins – espagnols, portugais, italiens… – pour une aventure dont ils ignorent la destination, mais qu’ils devinent périlleuse.

Son succès dépend de sa capacité à prévoir l’imprévisible. Des vêtements pour tous les climats. Des armes pour toutes les circonstances. Des pièces pour réparer toutes les avaries. Des vivres pour deux ans.

« À bord, il contrôle lui-même les marchandises, révise chaque facture, vérifie un par un les cordages, les bordages », raconte Zweig.

Il en répond non seulement devant le roi, mais devant le groupe d’investisseurs qui finance l’entreprise.

La préparation dure 17 mois – une minutie rarement vue.

L’exécution

Le 10 août 1519, l’escadre quitte Séville avec 237 hommes, puis prend la mer le 30 septembre.

Après avoir longé les côtes du Brésil, Magellan atteint au début 1520 le golfe où il pensait trouver un passage, qui se révèle être l’immense estuaire du Rio de la Plata. Une impasse.

IMAGE TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Le voyage de Magellan

Poursuivant sa route vers le sud à la recherche d’une issue, il décide de prendre ses quartiers d’hiver austral dans la baie qu’il nommera San Julián, en Patagonie, où il s’arrête le 31 mars 1520.

Trois de ses capitaines, des nobles espagnols qui regardent de haut ce Portugais obstiné, tentent alors une mutinerie.

Nous pourrions tirer ici une autre leçon d’administration sur la nécessité de dénouer rapidement les dissensions dans une équipe de direction – quoique les méthodes de Magellan soient quelque peu expéditives.

Il fait tomber la tête de l’un des meneurs. Littéralement : il est décapité. Il met un autre à pied. Littéralement aussi : il le dépose à pied sec sur une plage déserte.

Une fois le calme et le printemps austral revenus, il reprend l’exploration méthodique des côtes, toujours plus au sud. Envoyé en éclaireur, un de ses navires s’échoue.

Le 1er novembre, il engage son escadre dans un bras de mer qui semble s’enfoncer entre les murailles rocheuses.

Il s’agit en fait d’un dédale de petites baies, d’îlots, d’anses et de corridors que ses caraques sondent minutieusement. Le pilote du San Antonio en profite pour s’emparer de son navire, faire demi-tour et rentrer à Séville.

Il faudra quatre semaines aux trois caraques restantes pour explorer le labyrinthe, s’en extraire et déboucher sur le grand large, le 27 novembre 1520 : l’océan que Magellan qualifiera de pacifique. Le détroit qu’il a découvert prendra bientôt son nom.

Après avoir remonté la côte du Chili, Magellan s’engage vers l’ouest à travers une immensité aquatique, mais salée, donc imbuvable.

Les marins sont assoiffés, souffrent de scorbut, se nourrissent de biscuits avariés qu’ils disputent aux rats.

Le 6 mars 1521, après 99 jours de navigation, les trois navires atteignent les Mariannes, où ils peuvent renouveler leurs vivres.

Magellan gagne ensuite les Philippines, d’où il veut atteindre les Moluques, quelque part au sud.

L’issue

C’est sur une plage des Philippines, et non sur la mer, que Magellan perd la vie, le 27 avril 1521.

Pour rallier un potentat local au catholicisme et à la Couronne espagnole, il a mené une partie de son équipage à l’assaut de l’île du belliqueux roi voisin. Le nombre des opposants et les nuées de flèches ont raison des Européens, dont Magellan lui-même, blessé à une jambe puis achevé sur le rivage. Les survivants retraitent sans récupérer son corps, qui ne sera jamais retrouvé.

Sans la ferme direction de Magellan, qui interdisait tout pillage, les deux derniers navires atteignent les Moluques après six mois d’errance et de piratage, le 8 novembre 1521.

Ils sont alors chargés d’épices, mais le Trinidad, délabré, ne peut reprendre la mer sans un long radoub. Sous le commandement de Juan Sebastián Elcano, seule la Victoria, petite caraque d’à peine 28 m (92 pi) de longueur hors-tout, prend le chemin du retour par le cap de Bonne-Espérance.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FLICKR D’EVANGELIO GONZALEZ

La Nao Victoria, reconstitution de la Victoria réalisée pour l’Exposition universelle de 1992 à Séville

Elcano la ramène au port de Séville le 8 septembre 1522, avec 18 Européens et 3 Moluquois, tous décharnés.

Il rapporte une cargaison qui paie largement les investisseurs. Malgré la perte de quatre navires, les 520 quintaux (26 tonnes) d’épices leur procurent un bénéfice net de 500 ducats d’or.

La circumnavigation aura duré trois ans.

Tant qu’il est resté dans son élément – la mer –, Magellan a superbement mené son entreprise, dans un exploit de planification, d’organisation et de persévérance que d’aucuns ont comparé à la conquête de la Lune.

C’est à terre, sur le terrain politique, qu’il a commis une erreur fatale.