En 2021, les Abénakis de Wôlinak, une petite communauté située dans le Centre-du-Québec, prévoient toucher le gros lot avec leurs trois sites de jeux d’argent en ligne. Selon les projections du conseil de bande, ils devraient toucher un profit de 1,5 million. De quoi financer les services à la communauté, mais surtout, remettre un chèque de plus de 2000 $ à chacun des 368 membres adultes de la bande.

Le directeur général de Wôlinak, Dave Bernard, le dit d’emblée. La COVID-19 est loin d’être étrangère au succès des casinos virtuels abénakis cette année. « Malheureusement, c’est plate à dire, mais la pandémie a fait en sorte que ça a modifié un peu les habitudes de consommation de joueurs de casino », dit-il.

L’Institut national de santé publique du Québec a fait le même constat dans son étude publiée en mars : de plus en plus de joueurs se laissent tenter par les casinos en ligne. Selon l’organisme, pas moins de 8 % des Québécois adultes, soit un demi-million de personnes, se sont adonnés aux jeux d’argent sur l’internet pour la première fois entre mars 2020 et mars 2021.

Les trois sites des Abénakis de Wôlinak n’échappent pas à la tendance. En 2019, les profits de leurs casinos en ligne n’atteignaient que 250 000 $. À 1,5 million l’an dernier, ils ont donc bondi de 500 %.

Californiens en quête de partenaires

Dave Bernard assure que Wôlinak n’avait pas vraiment de plans pour investir dans les casinos en ligne. C’est le cabinet d’avocats spécialisé dans le jeu d’argent Lazarus Charbonneau qui a d’abord contacté la communauté en 2017. Il lui a offert de collaborer avec un de ses clients : le Pala Band of Mission Indians.

Cette communauté autochtone de Californie a fondé Pala Interactive LLC en 2013 pour exploiter des casinos en ligne. Dirigée de Toronto, l’entreprise a depuis obtenu des licences pour exploiter ses sites de jeux d’argent dans six États américains. Avec l’aide du cabinet montréalais Lazarus Charbonneau, elle cherchait des partenaires autochtones pour percer le marché canadien.

Des discussions avec une communauté du Nouveau-Brunswick n’ont pas porté leurs fruits. « Pala a demandé à sa firme d’avocats s’il n’y avait pas des communautés au Québec qui auraient de l’intérêt pour faire ce genre de partenariat, explique Dave Bernard. De fil en aiguille, on s’est rencontrés et après deux ou trois mois de discussions, on en est venus à une entente. »

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Le directeur général de Wôlinak, Dave Bernard

Pala Interactive est donc devenu « opérateur » des trois sites de Wôlinak, dont les serveurs sont installés à Kahnawake, comme pour la plupart des casinos en ligne actifs au Canada.

Mais avant, les Abénakis ont dû construire leur argumentaire pour justifier la mise sur pied d’une entreprise qui, a priori, viole le Code criminel. Car les jeux d’argent sont interdits au Canada, sauf si un organisme provincial les exploite lui-même ou les réglemente. Ce n’est pas le cas des sites hébergés à Kahnawake, comme ceux de Wôlinak.

« Droits ancestraux »

Les communautés qui se lancent dans cette industrie s’appuient sur l’article 35 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège les droits ancestraux des autochtones.

« Il fallait qu’on détermine qu’on avait des droits reconnus en matière de jeux de hasard », explique Dave Bernard.

Selon lui, les recherches qu’a fait faire la communauté prouvent que les paris faisaient partie de ses « us et coutumes » aux XVIIe et XVIIIsiècles.

« Elles démontrent, preuves historiques à l’appui, que les Abénakis faisaient des jeux de hasard moyennant des échanges de fourrure, parfois même des échanges de bétail, que ce soit pour parier sur des matchs de crosse ou sur un jeu à partir d’osselets. »

Cette année, Wôlinak a décidé d’augmenter sa mise sur les jeux d’argent. La communauté compte ouvrir en octobre un casino en dur.

Elle le fera avec des partenaires controversés, a rapporté Le Journal de Montréal en avril : Josh Baazov, frère de David Baazov, fondateur d’Amaya. Cette société montréalaise a détenu le site PokerStars de 2014 à 2020.

L’Autorité des marchés financiers (AMF) a enquêté pendant des années sur les deux frères, les soupçonnant de délits d’initiés, mais a finalement abandonné la piste. En 1997, un tribunal de l’Ohio a aussi condamné Josh Baazov et ses entreprises à rembourser 776 997 $ US détournés dans des activités de télémarketing frauduleuses.

Un « opérateur » au passé douteux

Les Abénakis de Wôlinak ont confié la gestion de leurs sites de jeu en ligne à Pala Interactive LLC. Cette société appartient au Pala Band of Mission Indians, en Californie, mais ses bureaux sont à Toronto. Son PDG n’a rien d’un autochtone : c’est plutôt un vieux routier des casinos virtuels qui s’est retrouvé dans de beaux draps en marge d’un scandale de tricherie de 22 millions US.

Avant de diriger Pala Interactive, Jim Ryan a été PDG d’Excapsa Software en 2005 et en 2006. Cette entreprise était propriétaire du logiciel à la base du site de poker en ligne Ultimate Bet. Le programme contenait une faille qui a permis à un groupe de tricheurs de voir les cartes des autres joueurs, de 2003 à 2007, selon un rapport de la Kahnawake Gaming Commission (KGC).

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Jim Ryan, PDG de Pala Interactive LLC

La société qui détenait Ultimate Bet, Tokwiro Enterprises ENRG, a dû rembourser pas moins de 22 millions US aux joueurs floués. Son président était l’ex-grand chef Joe Norton. Mort l’an dernier, il a toujours affirmé que la tricherie avait eu lieu à son insu.

Jim Ryan aussi a toujours assuré qu’il ignorait tout de la brèche que contenait son logiciel, conçu avant qu’il ne prenne la tête d’Excapsa. Le rapport de la KGC fait toutefois porter clairement la responsabilité de la fraude sur l’entreprise qu’il dirigeait.

Le New Jersey a enquêté

En 2014, Pala Interactive et Jim Ryan ont demandé une licence au New Jersey pour pouvoir faire du jeu en ligne dans cet État. Mais la Division of Gaming Enforcement (DGE) n’a d’abord accordé qu’un permis temporaire.

« La Division a trouvé plusieurs pistes d’enquête sur certains responsables de Pala, dont James A. Ryan [le nom officiel de Jim Ryan], qui feront l’objet de vérifications plus approfondies », explique une lettre que la DGE avait rendue publique à l’époque.

L’homme d’affaires avait dû se soumettre à un interrogatoire sous serment de la Division. Elle disait néanmoins devoir se pencher à nouveau sur divers éléments, dont « certains enregistrements qui ont trait au scandale » Ultimate Bet, souligne la lettre de la DGE.

Cinq ans plus tard, la Division a finalement accordé un permis en règle à Pala Interactive. Comment a-t-elle pris cette décision ? Le procureur général du New Jersey refuse de répondre. « Merci pour votre question. Nous déclinons votre demande de commentaires. »

Pas de vérifications sur Pala à Kahnawake

Pala Interactive ne détient pas elle-même la licence pour les sites des Abénakis qui entrent en contact avec les joueurs. C’est plutôt à Wôlinak que la KGC l’a accordée. La Commission n’a donc pas fait de vérifications sur Jim Ryan et son entreprise, même si, dans les faits, c’est elle qui gère toute l’exploitation des casinos en ligne de la communauté.

« La KGC donne des permis pour des exploitants d’entreprise à client [business to client], et non pour des fournisseurs d’entreprise à entreprise [business to business] », explique le conseiller juridique de la Commission, Murray Marshall, dans un courriel.

La Presse a voulu savoir si la KGC avait disculpé Jim Ryan après son enquête sur le scandale de tricherie Ultimate Bet, en 2009. Pas de réponse de ce côté non plus.

« L’enquête de la Commission a donné lieu à un rapport qui a été confié aux forces de l’ordre appropriées, écrit Murray Marshall. Le rapport est confidentiel […]. La KGC n’est pas au courant du statut d’une quelconque enquête criminelle qui pourrait avoir eu lieu sur la base de son rapport. »

Contacté par téléphone et par courriel, Jim Ryan n’a pas répondu à La Presse.