Des hommes d’affaires contrôlent des casinos virtuels à partir des régions de Québec, Montréal et Toronto. Et ce, même si les paris organisés sont interdits par le Code criminel au pays, à moins d’être supervisés par des organismes comme Loto-Québec. La police ne semble pourtant pas s’intéresser au phénomène, ni même savoir qui doit enquêter.

Les policiers du Québec restent inactifs face aux casinos en ligne privés qui s’affichent ouvertement, même s’ils sont manifestement illégaux. La Presse a pourtant aisément pu trouver des hommes d’affaires qui contrôlent des sites de jeux d’argent du Québec et de l’Ontario, hors des communautés autochtones, à la portée des forces de l’ordre.

L’un d’entre eux a enregistré son casino en ligne à l’île de Man, mais il le dirige à partir du bungalow de ses parents à L’Ancienne-Lorette (voir plus bas). Un ex-hockeyeur olympique a quant à lui créé de Montréal une société suisse opaque pour exploiter Bet99. Il inonde le marché québécois de publicités avec l’ancien champion d’arts martiaux mixtes Georges St-Pierre.

La Presse a voulu savoir si de telles activités de jeux d’argent virtuels attirent l’attention de la police.

À Montréal, les forces de l’ordre laissent entendre que leurs enquêteurs n’en font pas une priorité.

« Dans les trois dernières années, nous n’avons enregistré aucune plainte concernant un quelconque site de casino en ligne », explique le service des « relations médias » dans un courriel non signé. La police de Montréal affirme qu’elle concentre donc ses enquêtes sur « la criminalité violente et organisée, en périphérie » des jeux d’argent et des paris sportifs.

CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE PLAYNUMBERSGAME.COM

Sur le site de PlayNumbersGame, exploité depuis un bungalow en banlieue de Québec, des croupières en bikini accueillent les joueurs en direct dans des salles virtuelles pour jouer à la roulette et au baccarat.

La Sûreté du Québec (SQ) et la police de Québec refusent de dire si des opérations sont en cours, « pour des raisons stratégiques ».

En 2014, un rapport produit pour le gouvernement concluait qu’« aucune action policière ciblant le jeu en ligne » n’avait été déployée dans les trois années précédentes.

Consultez le rapport « Le jeu en ligne : quand la réalité du virtuel nous rattrape »

Actionnaires et dirigeants au Québec

Selon les recherches de La Presse, la plupart des entreprises de casinos en ligne ont leur siège social à l’étranger, ou alors dans des réserves où les corps de police autochtones n’interviennent pas.

Le rapport de 2014 fait les mêmes constatations. C’est ce qui expliquerait pourquoi « les autorités responsables n’attaquent pas de front » le jeu d’argent sur l’internet, selon le document.

Certains actionnaires et dirigeants de casinos en ligne privés ne sont pourtant ni hors du pays ni dans des réserves. Ils se trouvent à Québec, à Montréal et à Toronto, dans les territoires de grands corps de police municipaux.

La Presse a trouvé leurs dirigeants et leurs actionnaires en fouillant dans les registres de la Suisse et de certains paradis fiscaux, ainsi que dans des documents boursiers ontariens, pour des frais de recherche modiques.

Le site Bet99, par exemple, appartient à une société suisse, mais elle était contrôlée au moins jusqu’au 31 mai par un Montréalais, l’ancien joueur de hockey olympique Douglas Honegger, comme l’a rapporté La Presse le 24 mai.

Lisez le reportage « Casinos virtuels : des paris encaissés dans l’ombre »

Une entreprise australienne a aussi déménagé son siège social à Toronto pour pouvoir inscrire son titre au Canadian Securities Exchange, une Bourse pour les petites capitalisations (voir autre texte), et ce, même si certaines de ses activités figurent au Code criminel. Elle a même obtenu une aide d’urgence du gouvernement pour les entreprises touchées par la COVID-19 !

Puisque des cerveaux et des actionnaires de ces entreprises se trouvent au Québec et en Ontario, hors des communautés autochtones, qu’est-ce qui empêche donc la police d’enquêter pour faire respecter la loi ?

PHOTO ALEXIS AUBIN, ARCHIVES LA PRESSE

MDenis Gallant

« Dès qu’une partie du crime est faite au Canada, les forces de l’ordre du pays ont juridiction, explique Denis Gallant, criminaliste, ancien président-directeur général de l’Autorité des marchés publics et ex-procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. Du point de vue du droit, il y aurait motif à enquêter. »

Confusion dans la police

La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a refusé notre demande d’entrevue à ce sujet.

Du côté des forces de l’ordre, la confusion règne.

La Presse a demandé à la police de Montréal si elle pouvait enquêter sur les sites de jeux d’argent contrôlés à partir de son territoire. Les « relations médias » ont d’abord répondu que « les sites de casinos en ligne relèvent du [gouvernement] provincial via la Régie des alcools, des courses et des jeux, qui est responsable de l’octroi des permis ».

Or, c’est faux. « Nous n’avons aucune juridiction sur les casinos », assure Joyce Tremblay, avocate et porte-parole de la Régie.

La police de Montréal invitait aussi La Presse à poser ses questions à la Sûreté du Québec. Mais une porte-parole de l’organisation assure qu’en fait, la lutte contre le jeu en ligne illégal relève bel et bien de la responsabilité des forces de l’ordre municipales. « Ils pourraient toujours nous demander en assistance », a dit Ann Mathieu.

La police de Montréal a ensuite reconnu ses erreurs, avant d’expliquer qu’en fait, les casinos virtuels ne sont pas une priorité d’enquête.

Rien de très étonnant pour le criminaliste Jean-Claude Hébert.

PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Claude Hébert

Ça affecte des citoyens, il y a des gens qui se livrent à ces jeux et qui ne devraient pas, ils deviennent accros, mais les forces de l’ordre vont dire qu’il y a pire que ça.

Jean-Claude Hébert, criminaliste

Le cabinet de la ministre Guilbault se dit pourtant « très préoccupé ». « Nous faisons confiance à nos policiers pour s’assurer que la loi soit appliquée », a écrit Amélie Paquet, attachée de presse.

« Cybercriminalité »

Pour le Ministère, « le jeu en ligne fait partie de la nouvelle réalité de la cybercriminalité », comme la pornographie infantile, le piratage informatique, la fraude électronique et le trafic de marchandises illicites.

La capacité des policiers à lutter contre ces phénomènes « fait partie des défis auxquels nous devons faire face et qui font actuellement l’objet de nos préoccupations », écrit la porte-parole Marie-Josée Montminy.

Même si Québec voulait vraiment mettre les casinos en ligne au pas, l’indépendance de la police ne permettrait pas au gouvernement d’imposer sa volonté, dit Denis Gallant.

À moins qu’il ne débloque un budget spécial, comme les 65 millions accordés l’automne dernier aux forces de l’ordre pour lutter contre les crimes avec armes à feu.

« Ça, ça motive les corps de police ! dit-il. Si les casinos en ligne deviennent une plaie, ils pourraient dire : “Parfait, on va allonger !” »

Royal Wins : Un site de jeu illégal reçoit une aide pour la COVID-19

CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE DE ROYAL WINS

Aperçu de l’application mobile Kash Karnival. La société qui l’a développée, Royal Wins, dit dans son prospectus préliminaire qu’elle développe aussi des jeux de hasard à l’argent.

Le Code criminel a beau interdire clairement la prise de paris sans permis provincial, Ottawa a accordé une aide d’urgence de 40 000 $ à une société de jeu en ligne qui doit faire son entrée en Bourse.

Royal Wins Corporation a reçu en septembre 2020 ce coup de pouce du Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC), selon des documents déposés auprès des autorités boursières. Ce programme permet aux entreprises qu’ébranle la pandémie d’obtenir un prêt sans intérêt jusqu’au 31 décembre 2022.

Si la somme est remboursée avant cette date, le gouvernement radie le quart du financement. Royal Wins pourrait donc n’avoir à rembourser que 30 000 $.

L’entreprise est pourtant engagée dans des activités qui figurent au Code criminel. La société prétend révolutionner les casinos en ligne grâce à des jeux d’« habileté » (full skills). En clair, le joueur peut parier sur son propre succès dans des jeux vidéo classiques pour téléphones intelligents, qui peuvent ressembler par exemple à Candy Crush. Bien entendu, seuls les meilleurs gagnent et les joueurs moins habiles perdent leur mise.

La ministre responsable du CUEC, Mary Ng aux Petites entreprises, n’a pas répondu aux questions envoyées à son cabinet quant à la pertinence d’offrir ce type d’aide d’urgence à une entreprise de jeu en ligne.

De l’Australie à la Bourse torontoise

Les plus importants actionnaires de Royal Wins sont en Australie, mais ils ont déménagé le siège social à Toronto et l’entreprise doit s’inscrire d’une semaine à l’autre au Canadian Securities Exchange, une Bourse pour petites capitalisations.

L’entreprise est maintenant gérée par les employés de Grove Corporate Services, une société d’une dizaine d’employés qui se spécialise dans la gestion de petites entreprises en sous-traitance. Son fondateur Stephen Coates est administrateur de plusieurs entreprises installées à Toronto, dont Royal Wins, et s’occupe de leur paperasse réglementaire dans le marché canadien.

Au téléphone, il explique que l’entreprise doit limiter ses communications avant son entrée en Bourse. Selon lui, le marché boursier canadien est avantageux pour les petites sociétés comme Royal Wins.

« Ils viennent ici parce que nous avons beaucoup d’investisseurs institutionnels qui misent sur de plus petites sociétés », dit-il.

À partir de ses bureaux de Toronto, Stephen Coates a occupé le poste de PDG de Royal Wins l’an dernier et doit continuer d’agir à titre de dirigeant de la société au Canada, selon des documents remis aux autorités boursières. Il a reçu des options d’achat d’une valeur de 651 000 $ l’an dernier, alors que Royal Wins recevait l’aide fédérale.

La Presse a voulu savoir s’il craint d’être un jour inquiété par les policiers, en tant que gestionnaire d’une entreprise engagée dans les paris en ligne.

PHOTO FOURNIE PAR GROVE CORPORATE SERVICES

Stephen Coates n’a pas voulu se prononcer sur les risques qu’il court en prenant en main les affaires d’une société qui fait dans les jeux d’argent en ligne.

« Je ne répondrai pas à cette question », a dit Stephen Coates.

Joint par La Presse, le PDG du Canadian Securities Exchange, Richard Carleton, n’a pas voulu commenter le cas de Royal Wins.

Il précise cependant que pour s’inscrire à la Bourse, Royal Wins devra fournir un certificat de « representations and warranties ». « C’est une déclaration selon laquelle l’entreprise va conduire ses affaires en respectant la loi », dit-il.

Un faux ambassadeur au C. A.

Un banquier suisse, Jean-Claude Petter, a quant à lui touché une rémunération de 609 673 $ en 2019 et en 2020 en tant que président du conseil d’administration (C. A.), selon le prospectus de Royal Wins. Deux sociétés qui lui sont liées ont aussi touché 284 099 $.

Dans sa biographie, Jean-Claude Petter affirme qu’il est « présentement l’ambassadeur du Vatican aux Émirats arabes unis et a été en négociations pour établir et représenter certaines entités dans la région ».

Vérification faite auprès du Saint-Siège, c’est faux. « Le poste de nonce apostolique [c’est le vrai terme pour un ambassadeur du Vatican] pour les Émirats arabes unis n’a pas encore été nommé, mais […] c’est habituellement un diplomate ecclésiastique [un évêque] », a écrit le bureau de presse du Vatican dans un courriel.

Stephen Coates n’a pas pu expliquer pourquoi cette information inexacte se retrouve dans la documentation de l’entreprise qu’il dirige.

« C’est sa biographie, dit-il. Je ne l’ai jamais rencontré, donc je ne peux pas dire si, peut-être, ce n’était pas à jour. »

Il n’a pas été possible de joindre Jean-Claude Petter.

GAC Group : un casino exploité à partir du bungalow familial

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

Normand Gosselin

Normand Gosselin a beau avoir choisi l’île de Man pour enregistrer sa petite entreprise de casino en ligne, c’est du bungalow de ses parents, à L’Ancienne-Lorette, qu’il veille sur ses intérêts. Et ça le rend très nerveux.

Son entreprise, GAC Group Limited, exploite le site de paris en ligne PlayNumbersGame. Comme plusieurs casinos virtuels, il donne notamment accès à des salles où de véritables croupiers en chair et en os – surtout des croupières en bikini, en fait – prennent les paris de plusieurs joueurs en même temps.

Les parties de baccarat et de roulette sont filmées en direct des quatre coins du monde, notamment de Lituanie et de Curaçao, une île néerlandaise des Antilles reconnue pour sa fiscalité avantageuse.

CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE DE PLAYNUMBERSGAME

Les casinos en ligne comme PlayNumbersGame donnent accès à une panoplie de jeux d’argent en tous genres que produisent d’autres entreprises, parfois en studio avec de vrais croupiers.

En banlieue de Québec, le lieu de travail de Normand Gosselin est beaucoup moins exotique. Après avoir séjourné un an à l’île de Man en 2016 pour ouvrir son entreprise, il est revenu au pays et s’est réinstallé chez ses parents. Et selon les conseils de ses avocats, c’est un problème.

« Moi, si je prends une décision et que je suis ici au Canada, ça ne marche pas », dit-il. En principe, il devrait se trouver en Europe pour diriger GAC.

« La loi est mal faite, pense-t-il. Une compagnie qui est basée ici, qui offre son jeu aux Canadiens, c’est illégal. Si t’es basé à l’extérieur, t’as le droit. »

Dans les faits, tous les casinos en ligne privés sont illégaux au Canada. Le Code criminel ne fait d’exception que pour ceux que les provinces autorisent ou exploitent elles-mêmes.

L’entrepreneur reconnaît qu’il est l’un des « directeurs » de l’entreprise, mais il assure que d’autres administrateurs travaillent pour lui à l’île de Man. « C’est eux qui prennent les décisions », dit Normand Gosselin, dont la devise est « Life is a gamble » (La vie est un pari), selon son profil LinkedIn.

Cet ancien joueur des Capitales, l’équipe de baseball de la ligue Can-Am à Québec, n’a jamais eu d’ennuis avec la police pour son casino en ligne. Son nom et son adresse figurent pourtant clairement dans le registre des entreprises de l’île de Man, et il n’agit pas au nom d’une communauté autochtone qui invoquerait la Charte canadienne des droits et libertés pour faire du jeu d’argent.

PHOTO ANDRÉANNE LEMIRE, ARCHIVES LE SOLEIL

Normand Gosselin alors qu’il jouait pour les Capitales de Québec, en 2012

Un partenaire, et des prêteurs mystères

Normand Gosselin n’est pas seul dans l’aventure. Un partenaire minoritaire a investi avec lui. La mise initiale « frisait le million », selon l’homme d’affaires de 32 ans. « Moi, je n’avais pas cet argent-là. L’argent qu’on a eu, honnêtement, c’est pas mal tout des prêts. »

De qui ? « Ça, je ne peux pas te nommer de noms », dit-il.

Selon lui, il a bien failli vendre son entreprise. « Quelqu’un voulait nous acheter en cryptomonnaie, mais le bitcoin a planté », déplore-t-il.

Normand Gosselin refuse de dire de qui il s’agit, mais il mentionne que l’acquéreur potentiel avait déjà une base de données de joueurs. « Ils voulaient acheter GAC pour ne pas avoir à passer à travers tout le processus de licence. »