(Ottawa) Les propriétaires d’entreprises familiales sont aux abois : un projet de loi visant à modifier les règles fiscales pour faciliter le transfert de ces entreprises à un membre de la famille pourrait une fois de plus se perdre dans les labyrinthes du pouvoir à Ottawa.

Au cours des dernières années, trois projets de loi ont été présentés afin de corriger les règles fiscales « inéquitables » qui encadrent la vente d’une petite entreprise ou d’une société agricole ou de pêche familiale.

Les règles en vigueur font en sorte qu’il est nettement plus avantageux pour le propriétaire d’une telle entreprise de la vendre à une tierce partie qu’à un membre de sa famille. Ces règles pénalisent donc les propriétaires qui souhaitent garder leur entreprise au sein de la famille.

Les deux premiers projets de loi, l’un présenté par le député libéral Emmanuel Dubourg en 2015, le deuxième, par l’ancien député du Nouveau Parti démocratique Guy Caron en 2016, n’ont jamais vu le jour. « Quand un agriculteur qui prend sa retraite vend son entreprise à ses enfants, il doit s’attendre à payer beaucoup plus d’impôts que s’il la vendait à un étranger », a affirmé récemment Scott Ross, directeur général adjoint de la Fédération canadienne de l’agriculture, devant un comité parlementaire.

Cette différence de traitement peut représenter des centaines de milliers de dollars et se traduire par une réduction de la productivité, une augmentation du risque financier et des occasions manquées à un moment où le secteur possède un énorme potentiel de croissance.

Scott Ross, directeur général adjoint de la Fédération canadienne de l’agriculture

L’organisation de M. Ross représente près de 200 000 familles agricoles canadiennes d’un océan à l’autre.

Le troisième projet de loi, présenté cette fois par le député conservateur du Manitoba Larry McGuire, a été adopté par la Chambre des communes le 12 mai et est actuellement à l’étape de la troisième et dernière lecture au Sénat. Mais il pourrait subir le même sort que les deux premiers si les sénateurs n’en terminent pas l’étude avant la fin de la session parlementaire, prévue la semaine prochaine.

Car des élections fédérales se profilent à l’horizon, en septembre, et tout projet de loi n’ayant pas obtenu la sanction royale à la dissolution du Parlement sera automatiquement envoyé à la déchiqueteuse. Résultat : il faudrait qu’un nouveau projet de loi soit déposé par un autre député après le prochain scrutin, ce qui reporterait à une date encore inconnue l’adoption de nouvelles règles fiscales réclamées depuis plus de 15 ans.

« Il est actuellement plus compliqué de vendre sa ferme à ses enfants qu’à une personne à l’extérieur de la famille. Beaucoup de jeunes au Canada voient leur rêve s’envoler à cause de règles fiscales mal adaptées », affirme Julie Bissonnette, productrice laitière à L’Avenir et présidente de la Fédération de la relève agricole du Québec.

On sonne l’alarme

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) et la Conference for Advanced Life Underwriting (CALU) ont sonné l’alarme à ce sujet jeudi. Il est d’autant plus urgent de régler ce dossier que 72 % des chefs de PME prévoient quitter la vie active d’ici 2028, selon la FCEI.

« Ça fait plusieurs années que la FCEI demande cette modification de la Loi de l’impôt sur le revenu. […] Cette situation aura des répercussions importantes sur l’économie canadienne. Il faut savoir que bon nombre de propriétaires de PME comptent financer leur retraite grâce à la vente de l’entreprise et que la moitié de ceux qui envisagent de prendre leur retraite souhaitent que leurs enfants reprennent l’entreprise », a affirmé Jasmin Guénette, vice-président des affaires nationales à la FCEI.

« Le Sénat ne peut pas reporter le vote. Il a déjà été reporté deux fois. Le vote doit avoir lieu, et le projet de loi doit être adopté sans amendements », a-t-il ajouté, soulignant que la pandémie avait déjà causé de « nombreuses incertitudes » chez les propriétaires de PME et que le Sénat ne devait pas en ajouter une nouvelle.

En coulisses, on soupçonne les libéraux de Justin Trudeau de vouloir mettre les freins à l’adoption du projet de loi au Sénat en représailles contre les conservateurs, qui ralentissent les travaux parlementaires à la Chambre des communes. D’ailleurs, la majorité des députés libéraux n’ont pas appuyé le projet de loi du député conservateur Larry McGuire, sauf une poignée d’élus libéraux. Le député libéral Wayne Easter, président du comité des finances des Communes, a été l’un des rares à l’appuyer.

« Les règles fiscales canadiennes qui s’appliquent à la cession de l’entreprise ne devraient pas créer de partis pris favorisant la vente de l’entreprise à des personnes autres que les membres de la famille. Cela permettrait à un propriétaire d’entreprise de veiller à ce que l’entreprise soit transférée à un nouveau propriétaire qui est mieux apte à faire fonctionner l’entreprise pour son succès futur », a fait valoir l’organisation CALU dans un récent mémoire soumis au comité des finances de la Chambre des communes.