En affaires, les meilleures occasions se présentent souvent lors des faillites. Un repreneur rachète alors les actifs à moindre prix, sans le poids de la dette, ce qui permet de rentabiliser les activités et d’assurer la survie.

C’est un peu beaucoup ce qui se passe avec Terre-Neuve-et-Labrador et son projet hydroélectrique Muskrat Falls, si vous voulez mon avis. Et c’est peut-être une belle occasion à saisir pour Hydro-Québec et sa PDG, Sophie Brochu.

Terre-Neuve fait face à un énorme défi. Enivrée par le boom pétrolier, la province a dépensé sans compter pendant des années, si bien qu’aujourd’hui, ses dépenses par habitant sont 32 % plus élevées que celles des autres provinces.

Tout allait bien jusqu’à ce que le prix du pétrole s’effondre, en 2014, faisant disparaître les grosses redevances pétrolières, ce qui a provoqué de monstrueux déficits budgétaires.

À ce phénomène s’est ajouté le fiasco du projet hydroélectrique Muskrat Falls, sur la rivière Churchill. Les dépassements de coûts de 40 % pourraient faire doubler le prix de l’énergie des Terre-Neuviens, soit de 13 cents à 24 cents le kilowattheure (kWh).

La situation est si dramatique qu’en mars 2020, la province était incapable de convaincre les financiers de lui prêter de l’argent. Bref, la situation frôle la faillite, en quelque sorte.

Le 6 mai 2021, une équipe de choc dirigée par la gestionnaire de renom Moya Greene a déposé son rapport sur la situation de Terre-Neuve, appelé The Big Reset. Il a été commandé par le premier ministre, Andrew Furey1.

> Consultez le rapport The Big Reset

La brique de 338 pages propose des solutions corsées. Outre un plan de compressions majeures des dépenses et une hausse des impôts, le rapport suggère d’assembler tous les actifs hydroélectriques de la rivière Churchill et d’intéresser des partenaires financiers privés pour en maximiser la valeur, en plus du gouvernement fédéral.

Parmi ces actifs, il y a Muskrat Falls et l’éventuel projet Gull Island, mais aussi le controversé contrat avec Hydro-Québec, qui vient à échéance en 2041.

Pour Moya Greene et son équipe, Terre-Neuve est trop petite pour assumer seule les risques de projets hydroélectriques aussi imposants (la province est moins populeuse que la ville de Québec). Et cette énergie propre est stratégique pour le Canada, fait valoir le rapport, dans le contexte d’un éventuel couloir énergétique pancanadien.

Voilà donc où Hydro-Québec peut entrer en scène. Avec les contrats américains (signés ou en voie de l’être) et l’électrification des transports, la société d’État aura besoin de beaucoup d’électricité au cours des prochaines années.

PHOTO FOURNIE PAR NALCOR

Ligne de transport électrique à Churchill Falls

Or, Terre-Neuve a d’énormes ressources inutilisées2. Et en 2041 – ce qui est presque demain en termes de planification énergétique –, Hydro-Québec perdra l’énorme avantage du prix ridiculement bas de son contrat de Churchill Falls (un quart de cent le kilowattheure), qu’elle devra compenser.

L’enjeu est énorme : la centrale de Churchill Falls lui procure 5428 MW de puissance, soit 13 % de toute la puissance installée d’Hydro-Québec. Hydro-Québec a donc un intérêt direct dans un projet de refinancement des actifs de la rivière Churchill.

En affaires, disais-je, les meilleures occasions se présentent souvent lors des faillites. Et c’est un peu ce qui se passe à Terre-Neuve.

Bien entendu, une province n’est pas une entreprise qui peut déclarer faillite et faire disparaître sa dette. Et jamais le fédéral ne laissera tomber Terre-Neuve.

Mais ça revient au même : Terre-Neuve sera incapable de trouver l’indispensable partenaire financier à moins que le fédéral absorbe une bonne partie de la dette qui est associée aux actifs hydroélectriques. Le rapport Greene en fait mention, indirectement.

Ce dégonflement de la dette pourrait rendre intéressants pour Hydro-Québec les actifs de la rivière Churchill, notamment Muskrat Falls. Et le refinancement permettrait de diminuer considérablement le prix attendu de 24 cents le kilowattheure pour les Terre-Neuviens.

La partie ne serait pas facile. Il faudrait négocier serré, à plusieurs partenaires. Pour Hydro-Québec, pas question d’avoir un actif qui débouche sur un prix de 24 cents le kilowattheure. En revanche, Hydro-Québec devra faire le calcul que sa participation lui permettrait de freiner l’explosion attendue du prix de son contrat sur Churchill Falls, qui se termine en 2041.

Jusqu’où faudrait-il aller ? Do the math, comme disent les Anglais. Le prix moyen pondéré entre un quart de cents de Churchill Falls (35 000 GWh) et 24 cents de Muskrat (4900 GWh) donne 3,1 cents le kilowattheure.

Pour Hydro, en quelque sorte, tout prix de négociation entre ces 3,1 cents le kilowattheure et les 6 cents qu’elle peut obtenir ailleurs, par exemple avec les nouveaux projets éoliens, devrait être considéré.

Pour Terre-Neuve, le gain pourrait possiblement atteindre un demi-milliard de dollars par année, selon mes calculs, et ce, bien avant 2041. Tout dépend du degré de participation d’Hydro-Québec au capital. Wow !

Vous me direz qu’Hydro-Québec pourrait multiplier les projets éoliens comme Apuiat, sur la Côte-Nord, pour compenser Churchill Falls. Do the math : il faudrait 58 projets Apuiat pour produire autant d’énergie que Churchill Falls. Et l’éolien, rappelons-le, n’est pas un bon fournisseur de puissance, contrairement à l’hydroélectricité, en plus d’être instable.

Chez Hydro-Québec, l’idée d’un meilleur partenariat avec Terre-Neuve bien avant 2041 trouve écho. « Nous souhaitons travailler de façon constructive avec Terre-Neuve et nous sommes ouverts à explorer différentes possibilités », me dit son porte-parole, Marc-André Pouliot.

L’autre très grand obstacle, outre les questions financières, est l’animosité des fiers Terre-Neuviens envers Hydro-Québec. On ne compte plus les contestations du gouvernement terre-neuvien devant les tribunaux pour le contrat à prix très bas signé dans les années 1960 pour Churchill Falls, qui ont toutes été gagnées par Hydro-Québec.

Sauf que Terre-Neuve a tout intérêt à enterrer la hache de guerre. Et convenir que sa meilleure option pour ne pas voir à la fois le prix de son électricité exploser et ses services publics charcutés est de trouver un partenaire solide, tant financièrement que techniquement. Et que ce partenaire naturel peut certainement être Hydro-Québec.

1. Moya Greene connaît le tabac. La Terre-Neuvienne d’origine a dirigé la société d’État britannique Royal Mail, qu’elle a privatisée, avant de présider Postes Canada. Elle a des affinités avec le Québec, ayant été une vice-présidente de Bombardier sous Paul Tellier, avec qui elle avait travaillé comme haut fonctionnaire fédéral lors de la privatisation du Canadien National.

2. Les ressources électriques se répartissent ainsi : 5428 MW (35 000 GWh) pour Upper Churchill (détenu à 65,8 % par Newfoundland and Labrador Hydro et à 34,2 % par Hydro-Québec, mais acheté presque totalement par Hydro-Québec en vertu du contrat de 1969), 824 MW (4900 GWh) pour Muskrat Falls et possiblement 2250 MW (11 900 GWh) pour Gull Island.