Chaque mois de retard dans le prolongement de la ligne bleue fait gonfler la facture de 15 millions de dollars, a appris La Presse, sans aucune valeur ajoutée au projet. Et les délais s’accumulent. Tout comme la confusion. La structure de gouvernance actuelle, écartelée entre 14 comités, est jugée « déficiente », révèlent des documents confidentiels que nous avons obtenus. Incursion dans un labyrinthe bureaucratique.

14 comités et une gouvernance « déficiente »

« Plate » et « absurde ». C’est ainsi que Ji Guilbault décrit la façon dont s’est déroulée l’expropriation de sa boutique de jeux L’Abyss, qui logeait jusqu’en septembre dernier dans un édifice adjacent à la station de métro Saint-Michel.

Comme tous les locataires du petit bâtiment commercial, il a été avisé en octobre 2018 qu’il devrait quitter les lieux pour faire place au chantier du prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal. Il a trouvé un nouveau local neuf mois avant la date butoir de l’expropriation. Puis, à quelques semaines du déménagement, on lui a offert de rester six mois de plus en raison des retards du projet de la ligne bleue.

Une incohérence, selon M. Guilbault, qui avait alors déjà investi plus de 600 000 $ en rénovations et améliorations dans son nouveau commerce.

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Ji Guilbault, propriétaire de la boutique de jeux L’Abyss

Les procédures se sont mal faites. Je ne peux pas mettre le blâme sur une personne en particulier, c’est une grosse machine bureaucratique.

Ji Guilbault, propriétaire de la boutique de jeux L’Abyss

L’immeuble du boulevard Saint-Michel est maintenant vide depuis des mois. Aucune activité de construction n’a encore démarré sur le site, alors que le prolongement de la ligne bleue navigue dans un flou considérable.

Qui est aux commandes ?

La Presse a tenté ces dernières semaines d’obtenir une réponse à une question en apparence très simple : qui pilote ce projet de plus de 6 milliards de dollars ? Obtenir des explications claires a relevé d’une véritable course à obstacles.

Selon nos informations, la Société de transport de Montréal (STM), qui agit comme maître d’œuvre du prolongement, a tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises sur les problèmes de gouvernance – et les dépassements de coûts – dans la dernière année.

Dans un mémoire confidentiel préparé par la STM en novembre 2020 et distribué à plusieurs partenaires du projet, dont le sous-ministre des Transports et le directeur général de la Ville de Montréal, on avertit que « la propriété du projet reste floue » et que sa portée est toujours « questionnée » et « non définitive ».

Le document obtenu par La Presse met en lumière de nombreuses failles dans la structure de gouvernance du projet, qualifiée « d’extrêmement complexe » et même de « déficiente ». On y souligne entre autres que 14 comités « œuvrent à différents niveaux » et qu’ils ne remplissent pas leur mission de faire « remonter l’information de façon efficace et fluide aux instances politiques décisionnelles ».

« Cette multitude d’acteurs vient créer une situation qui génére des remises en question, de l’indécision et des délais majeurs alors que […] l’ensemble des acteurs peuvent actuellement intervenir de façon directe dans des éléments qui ont des incidences majeures sur les coûts et l’échéancier », peut-on y lire.

Parmi les incohérences notées dans le rapport, la STM souligne :

Le rôle ambigu du ministère des Transports du Québec (MTQ), qui « agit à la fois comme ministère responsable et comme “sous-traitant” du maître d’œuvre [la STM] pour l’acquisition des terrains ». Or, les responsables des expropriations n’ont « aucune obligation de performance ou d’engagement en termes d’échéancier » envers la STM.

Des « dédoublements » dans plusieurs dossiers où divers intervenants travaillent en parallèle, comme l’ajout d’un stationnement incitatif à Anjou et le développement aérien des stations. Une situation qui touche « le budget et l’échéancier ».

La réception « de multiples demandes de la part des acteurs impliqués (ajouts, modifications potentielles au projet de référence, remise en question de décisions) avec peu de considération pour les impacts budgétaires et l’échéancier desquels la STM est imputable ».

15 millions par mois

Dans son mémoire, la STM indique avoir été informée au début de 2020 que des retards de 18 à 48 mois seraient à prévoir dans la prise de possession des terrains par le MTQ. Des délais qui ont déjà causé une hausse d’au moins 300 millions du budget des expropriations – le double de ce qui était prévu à l’origine.

La STM souligne que le projet de la ligne bleue demeure « en évolution » et que plusieurs nouveaux besoins ne sont pas bien définis. « Pour être mis en œuvre et respecter un budget et un échéancier préétablis, un projet d’une telle ampleur doit impérativement avoir une portée arrêtée. Chaque mois supplémentaire sur l’échéancier maître ajoute 15 millions en coûts au projet. »

Selon nos informations, la STM a tenté d’alerter le MTQ dès le mois d’août dernier sur la hausse marquée des coûts estimés du projet, passés de 3,9 milliards au départ à 6,1 milliards aujourd’hui.

La STM a alors proposé plusieurs pistes d’économie totalisant plus de 800 millions. Des suggestions restées sans réponse de Québec, tout comme le mémoire envoyé en novembre.

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L’immeuble du boulevard Saint-Michel qui abritait la boutique L’Abyss est vide depuis des mois, mais le chantier n’a toujours pas été lancé.

La surprise du « REM de l’Est »

Un nouveau développement majeur est depuis venu ajouter une couche de complexité au dossier de la ligne bleue : l’annonce de la création du « REM de l’Est » par le gouvernement de François Legault. Ce réseau de train léger de 10 milliards, piloté par CDPQ Infra, une filiale de la Caisse de dépôt et placement, prévoit 23 stations étalées sur 32 kilomètres et au moins une interconnexion avec le futur tronçon de la ligne bleue, à Lacordaire.

Selon nos informations, les maîtres d’œuvre de la ligne bleue ont appris l’existence du REM de l’Est seulement quelques jours avant son annonce, le 15 décembre dernier. Une surprise de taille, d’autant plus que le bureau de projet de la STM, qui emploie plus de 200 personnes, est en activité depuis 2018 et a déjà dépensé ou engagé environ 800 millions, surtout pour faire l’acquisition de terrains.

« On est un peu dans le néant », déplore la députée libérale Filomena Rotiroti, porte-parole de l’opposition officielle pour la métropole. Trois des cinq stations et une bonne partie du tracé de la future ligne bleue traversent sa circonscription, celle de Jeanne-Mance–Viger. Plusieurs commerçants de la rue Jean-Talon vivent depuis des années dans l’incertitude d’un chantier sans cesse repoussé, dit-elle.

Comme plusieurs, Mme Rotiroti se demande comment pourront s’arrimer ces deux projets de transport aux modes de financement et de réalisation très différents.

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Filomena Rotiroti, députée libérale de Jeanne-Mance–Viger et porte-parole de l’opposition officielle pour la métropole

On a beaucoup insisté que c’est le REM qui doit s’aligner avec la ligne bleue, et pas l’inverse.

Filomena Rotiroti, députée libérale de Jeanne-Mance–Viger et porte-parole de l’opposition officielle pour la métropole

CDPQ Infra pourra réaliser de façon accélérée son REM de l’Est, en vertu d’une série de pouvoirs – comme l’expropriation – qui lui ont été accordés par Québec. L’organisation a procédé de cette manière avec la phase 1 du REM, dont la construction progresse à vive allure ces jours-ci.

Le projet de la ligne bleue doit quant à lui cheminer selon un modèle plus classique, même si le projet de loi 66, adopté en décembre à l’Assemblée nationale, a permis de simplifier certains aspects comme les expropriations.

Gérard Beaudet, professeur titulaire à la faculté de l’aménagement – École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal, constate une flagrante iniquité entre les modes de fonctionnement des deux projets. « Si on avait donné à la STM les mêmes pouvoirs qu’on a donnés à CDPQ Infra, la ligne bleue, ça fait longtemps qu’elle serait faite », tranche-t-il.

Nombre d’aspects à revoir

Plusieurs mois après le signal d’alarme lancé par la STM sur l’explosion des coûts et les problèmes de gouvernance, la ministre déléguée aux Transports et responsable de la Métropole, Chantal Rouleau, et la mairesse Valérie Plante ont annoncé en avril la création d’un « groupe d’action » pour revoir plusieurs aspects du projet de la ligne bleue.

Les objectifs principaux de ce comité, qui doit rendre un rapport en juin : ramener la facture à ce qu’elle était en 2019 – autour de 4,5 milliards – et assurer un arrimage avec le REM de l’Est (voir autre texte).

Rien pour rassurer Luis Miranda, maire d’Anjou, où doit aboutir la dernière station de la ligne bleue. Il commence à douter que ce projet pour lequel il milite depuis des décennies voie le jour. « J’ai l’impression de plus en plus que ce sera partie remise, encore une fois. »

Dans l’air depuis 1979

Le prolongement de la ligne bleue vers l’est, de la station de métro Saint-Michel jusqu’à Anjou, a été évoqué pour la première fois en 1979. Le projet a connu plusieurs moutures successives – toutes abandonnées –, jusqu’au lancement en 2015 d’une nouvelle version pilotée par la défunte Agence métropolitaine de transport (AMT), remplacée par l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM). L’ARTM a obtenu le mandat de planifier la portée du projet, tandis que la STM a été désignée comme maître d’œuvre et gestionnaire. Le ministère des Transports du Québec (MTQ) s’est pour sa part vu confier la responsabilité d’exproprier une cinquantaine de terrains pour construire cinq stations le long du tracé de 5,8 kilomètres. La Ville de Montréal et la Société québécoise des infrastructures, entre autres, sont aussi impliquées dans le dossier. Le projet avalisé par le gouvernement Couillard en 2018 était évalué à 3,9 milliards, projection qui a grimpé l’année suivante à 4,5 milliards, puis enfin à 6,1 milliards.

Objectif : réduire la facture

Après quatre décennies de discussions et d’espoirs déçus, tant Québec que Montréal assurent que le prolongement de la ligne bleue demeure un projet « prioritaire », dont la facture de 6,1 milliards devra toutefois être revue singulièrement à la baisse.

La ministre déléguée aux Transports et responsable de la Métropole, Chantal Rouleau, et la mairesse Valérie Plante ont annoncé le mois dernier la mise en place d’un « groupe d’experts » qui devra « identifier les mesures d’optimisation à apporter au projet afin d’assurer sa réalisation dans un contexte de changements importants ».

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Un « groupe d’experts » dirigé par l’Autorité régionale de transport métropolitain a été mis en place pour optimiser la réalisation du prolongement de la ligne bleue.

Des représentants de l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), de la Ville de Montréal, de la Société de transport de Montréal (STM), de la Société québécoise des infrastructures (SQI) et du ministère des Transports du Québec (MTQ) siègent à ce comité, qui doit rendre ses recommandations à la fin de juin.

Chantal Rouleau a refusé d’accorder une entrevue à La Presse pour discuter des travaux de ce comité. Son cabinet nous a fourni des réponses écrites par l’entremise d’une porte-parole du MTQ. Celle-ci nous a également orienté vers l’ARTM, qui dirige ce groupe d’experts.

Le directeur général de l’ARTM, Benoît Gendron, n’a pas voulu s’entretenir avec La Presse en faisant valoir que les travaux du comité sont en cours. « Le mandat du groupe d’action consiste en une actualisation du projet, dans le respect de la portée initialement approuvée et des objectifs budgétaires des gouvernements, ce qui suppose d’identifier des pistes permettant d’optimiser les coûts et les revenus », a indiqué un porte-parole de l’ARTM dans un courriel.

Les travaux continuent

Parmi les solutions explorées pour ramener la facture autour du budget initial, on compte la possibilité de retrancher certains édicules secondaires, certains escaliers mécaniques et un stationnement incitatif à la station Anjou, en plus de tirer profit de la plus-value foncière autour de certaines futures stations.

Malgré l’incertitude touchant plusieurs aspects du dossier, le bureau de projet de la ligne bleue, doté d’un budget de 48,6 millions pour l’année financière 2020-2021, poursuit ses travaux.

Son budget total est évalué à 942 millions, confirme un porte-parole de la STM, somme qui est déjà dépensée ou engagée à 85 %, notamment pour l’acquisition de terrains.

En entrevue avec La Presse, François Chamberland, directeur exécutif, ingénierie et grands projets, à la STM, explique que les 200 à 300 employés du bureau de projet de la ligne bleue s’activent depuis 2018 à réaliser une série de chantiers, comme la conception des cinq stations, le déplacement d’infrastructures souterraines et l’analyse des sols. Les modifications qui pourraient être apportées au projet ne changeront pas ces éléments fondamentaux, dit-il.

« Il y a toutes sortes de chiffres qui se promènent parce que c’est un work in progress, et chaque fois qu’on évalue certaines parties du projet ou qu’on avance, on refait des estimés, et si ce qu’on trouve est trop cher, on cherche des solutions optimales, indique M. Chamberland. Il n’y a vraiment pas un budget qui est arrêté aujourd’hui. »

M. Chamberland souligne que le « dossier d’affaires » de la ligne bleue n’est pas encore déposé et que plusieurs étapes restent encore à franchir, dont les appels d’offres pour plusieurs composantes du projet.

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François Chamberland, directeur exécutif, ingénierie et grands projets, à la STM

C’est seulement à partir du moment où il y a un dossier d’affaires autorisé avec un chiffre officiel qu’on peut commencer à parler de dépassements de coûts. Aujourd’hui, le budget n’existe pas, il ne peut pas y avoir de dépassements de coûts encore. Le projet n’est pas fini encore.

François Chamberland, directeur exécutif, ingénierie et grands projets, à la STM

Ramener à 4,5 milliards

Le dirigeant du bureau de projet de la STM confirme que le comité d’experts essaiera de se rapprocher « le plus possible » des 4,5 milliards évoqués comme ancien budget de la ligne bleue. « C’est ça, le défi ultime. » La Ville de Montréal, qui participe aux travaux du comité, dit aussi voir d’un bon œil la réévaluation de certains pans du projet qui se fera d’ici la fin de juin.

« Il faut vraiment voir d’où viennent les augmentations, dit Eric Alan Caldwell, responsable de la mobilité au comité exécutif. C’est pour ça que ça vaut la peine qu’on prenne le temps qu’un groupe d’experts se penche sur le sujet. »

Les changements qui seront proposés par le groupe d’action devront être approuvés par le gouvernement de François Legault avant d’être intégrés au dossier d’affaires en cours d’élaboration par le bureau de projet de la STM, a indiqué Sarah Bensadoun, porte-parole du MTQ. « C’est seulement lorsque ce dossier d’affaires sera approuvé par le gouvernement que l’échéancier et les coûts du projet pourront être confirmés. » 

Avec la collaboration d’Hugo Joncas, La Presse 

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