Quand j’ai vu dans mon journal, vendredi matin, la primeur de mes collègues Vincent Brousseau-Pouliot et Tommy Chouinard au sujet de l’achat du Grand Prix de Formule 1 par Bell Canada, j’ai été étonnée.

Qu’une entreprise de télécommunications achète une entreprise produisant du contenu n’est pas surprenant. Bell est très diversifiée et possède déjà d’autres sociétés comme celle qui chapeaute les Maple Leafs et les Raptors de Toronto, par exemple, ou encore Juste pour rire et des studios de cinéma.

Non, ce qui m’a un peu interloquée, c’est l’arrimage pas évident entre d’un côté le Grand Prix du Canada, comme évènement, avec tout ce qui l’entoure, ses valeurs, son impact social, son sens, et de l’autre l’image de marque que Bell véhicule avec sa posture sur l’importance de la santé mentale et ses campagnes « Cause pour la cause ».

Si Bell s’était associée, j’invente, à un Omnium mondial de yoga, à une Coupe du monde de la marche en montagne ou avait racheté les supermarchés Avril ou même Tremblant ou Bromont, je n’aurais pas été étonnée. Santé mentale, santé du corps, plein air. Peut-être que je nage ici dans les stéréotypes, et il est très probable que d’un point de vue financier, ça n’ait pas beaucoup de sens. Mais du point de vue de l’image de marque, je n’aurais pas du tout été choquée.

Bell, première société à avoir fait de la santé mentale, du bris des tabous autour de la santé mentale une réelle posture d’entreprise, continue sur cette lancée « santé » en s’associant à des projets en plein air, zen, améliorons notre qualité de vie et notre sérénité de plein de façons.

J’y aurais cru.

Mais là ?

Le Grand Prix ?

Ça, pour moi, ça ne rime pas du tout avec santé mentale.

Quand je pense à ce week-end-là, je pense à un terreau terrible.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Bell Canada a acquis les droit du Grand Prix de Formule 1 du Canada, qui se déroule à Montréal.

Oui, bien sûr, bien des gens profitent de l’évènement pour avoir du plaisir bien légitime. Je ne remets pas ça en question du tout.

Mais on sait tous que ce week-end est aussi une porte ouverte à toutes sortes de choses qui ne sont pas synonymes de santé mentale. Je pense aux dépendances, à la prise de risques indus… Et je pense à l’exploitation sexuelle, à la prostitution.

Le week-end du Grand Prix, on le sait tous parce que c’est la Gendarmerie royale qui le confirme chaque année, fait exploser le commerce du sexe à Montréal.

C’est un réel et immense et tragique problème.

Et je ne parle pas ici de jeunes filles brillantes, heureuses et indépendantes qui paient leur postdoctorat en accomplissant des gestes sexuels, ce qui est une situation assez marginale bien que l’idée en rassure certains. Je parle de personnes exploitées, aux prises avec des problèmes de violence, de contrôle et de dépendance, de… maladies ou de blessures mentales. Des femmes qui plongent un peu plus profond dans l’enfer chaque fois qu’un tel évènement augmente cette exploitation dans la ville.

Les gens qui font la promotion de l’évènement s’occupent-ils de la santé mentale (et physique) de celles-ci ?

Et on pourrait parler des clients aussi ! Pas sûre du tout que ces gens-là ne profiteraient pas tous de quelques séances de thérapie, comme c’est obligatoire en Suède. Acheter le corps de quelqu’un, est-ce pratiquer une sexualité fondée sur le « consentement » ? Peut-être que la force physique n’est pas utilisée, mais la force mentale implacable qu’a l’argent sur des gens qui en ont désespérément besoin ? Est-ce sain comme comportement ?

En tout cas, c’est criminel. Les clients devraient effectivement tous aussi avoir quelques séances avec la police, puisque acheter du sexe, c’est interdit par le Code depuis 2014.

Bref, il y a tellement de problématiques associées à l’inverse d’une bonne santé mentale qui gravitent autour du Grand Prix que je ne comprends pas comment le promoteur pourra nous dire de causer pour la cause, tout en étant partie prenante dans cette situation terrible qui revient chaque année.

J’ai posé la question à Bell, qui m’a répondu ceci.

« Le Groupe de course Octane est strictement opposé depuis longtemps à toute forme d’exploitation sexuelle, de violence ou de harcèlement, une position qui sera maintenue sous la propriété de Bell. En tant que promoteur et exploitant du [Grand Prix de Formule 1 du] Canada, Octane travaille en étroite collaboration avec la Ville de Montréal et appuie sans réserve la Déclaration contre les violences à caractère sexuel. Octane est un chef de file dans ce dossier et a hâte d’explorer les moyens de mettre son leadership au service de l’initiative Bell Cause pour la cause. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation devant un magasin du centre-ville qui avait engagé trois femmes pour danser dans sa vitrine lors de l’édition 2013 du Grand Prix de Montréal.

* * *

Mais que pourrait faire Bell, justement, par rapport à cette situation ? J’ai posé la question à d’autres.

« Une grande campagne de publicité choc », propose la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne, qui a fait de la lutte contre l’exploitation sexuelle un de ses chevaux de bataille.

« Elle pourrait agir pour prévenir le problème. De gros placards, quelque chose de frappant. »

En Suède, note la sénatrice, de telles campagnes de sensibilisation ont porté leurs fruits. « Les mentalités des hommes ont changé en 10 ans », affirme-t-elle. Ç’a été mesuré.

Au Canada, la loi criminalisant l’achat d’actes sexuels a été modifiée en 2014, mais aucune campagne d’information n’a été faite.

Bien des gens ne savent pas que tous les clients accomplissent nécessairement un geste criminel.

« Il faut un plan d’action bien concret », lance Maria Mourani, criminologue spécialiste de la question, qui veut que les nouveaux propriétaires s’engagent dans le dossier.

Qu’ils reconnaissent l’ampleur du problème.

Et nous disent comment ils vont faire partie de la solution.

Parce que causer, c’est une chose.

Mais ici, devant l’ampleur et la gravité des problèmes qui découlent de la tenue du Grand Prix, il faut agir.