La section Affaires de La Presse accorde un espace à une lettre d’opinion d’un acteur du monde des affaires. Entrepreneurs et gestionnaires, la parole est à vous. Soulevez des questions, faites partager vos expériences, proposez des solutions, exprimez vos opinions.

La crise sanitaire a non seulement mis à l’épreuve notre chaîne alimentaire (qui a relevé le défi), mais également sensibilisé la population et les gouvernements à l’importance d’une économie locale forte, soutenue par des PME québécoises. Des programmes comme le Panier bleu, Aliments Québec et bien d’autres ont soit vu le jour, soit joui d’une attention sans précédent.

Même si le prix reste un facteur fondamental aux achats en magasin, on espère que l’identification de produits locaux et leur soutien sur des plateformes numériques les mettant en vitrine aideront les consommateurs dans leur choix. Dans ce contexte, et pendant que le reste des détaillants de biens de consommation sont largement confinés, les faits et gestes de l’industrie alimentaire sont sous la loupe.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Pascal Leduc, Président, Leduc Stratégie et Conseil en gestion commerciale

Ainsi, le comportement des cinq grands détaillants représentant plus de 80 % du marché dans une industrie oligopolistique a fait les manchettes à plusieurs reprises. Les initiatives des Walmart et Loblaw, en pleine crise, afin d’exiger des rabais et escomptes des manufacturiers ont soulevé l’ire des fabricants, des petits producteurs (appelons-les « fournisseurs » comme dans le milieu) et même des politiciens de plusieurs partis, surtout au Québec.

Pourtant, cette pratique a été longtemps tolérée au Canada sans que le Bureau de la concurrence ne daigne lever le petit doigt. Comme l’a très justement écrit Francis Vailles la semaine dernière, les entreprises ont comme premier objectif de combler leurs actionnaires, rien de moins. Si les règles et leur position dominante leur permettent de bousculer leurs fournisseurs pour obtenir de meilleurs prix et rabais, elles le feront.

D’ailleurs, la plupart sinon toutes les fusions de grands détaillants canadiens dans la dernière décennie se sont accompagnées de promesses précises et chiffrées de « synergie », cartonnant entre autres sur un transfert de coûts des détaillants aux manufacturiers et aux producteurs. Aujourd’hui, des initiatives simples comme l’ouverture d’un centre de distribution, la mise sur pied d’une infrastructure de commerce électronique, la rénovation ou l’ouverture d’une succursale… sont presque automatiquement suivies de pressions sur les fournisseurs pour augmenter leurs escomptes commerciaux ou diminuer leurs prix. Dans certains cas, surtout pour les petits producteurs, l’escompte exigé par le détaillant est plus grand que la marge bénéficiaire du fournisseur !

Les frais liés aux « initiatives » s’ajoutent aux frais et « pénalités » continus et imposés sur les retours et marchandises endommagées en magasin, les retards d’un camion de livraison, les frais de référencement d’un nouveau produit, et la liste continue. Il n’est pas rare que l’ensemble de ces rabais et pénalités équivaille à 20 à 30 % du prix vendant du manufacturier.

Ces coûts énormes sont de véritables barrières à l’entrée pour nos PME, en plus de limiter l’innovation dans toute la chaîne d’approvisionnement et jusqu’aux rayons en magasin.

Autre effet pervers, l’atmosphère de confrontation continue entre grands détaillants et manufacturiers force ces derniers à déployer toutes leurs ressources commerciales à la résolution de problèmes avec les membres du top 5 et à négliger (voire parfois ignorer) les détaillants locaux qui ne récoltent que des miettes et tablent sur des initiatives qui ne verront jamais le jour, faute de collaboration.

Depuis quelques mois, nous sommes témoins d’avancées afin de mieux encadrer les pratiques commerciales dans le monde de l’alimentation. Des associations de manufacturiers et le grand détaillant Sobey’s ont soumis des propositions d’un code de conduite pour encadrer ces pratiques commerciales, définir des meilleures pratiques et stimuler l’innovation.

Sans surprise, les médias nous apprennent que celles-ci ont laissé de marbre les concurrents de Sobeys. Le politique, tant à Québec qu’à Ottawa, dit vouloir s’impliquer pour aller plus loin et faire de cela une initiative industrielle structurante.

Quels résultats pourrions-nous espérer d’un code de conduite formel à venir ? Un meilleur accès aux rayons des supermarchés pour nos produits locaux, des innovations et, qui sait, quelques ouvertures d’usines dans un marché offrant de meilleures perspectives aux manufacturiers.

Ayant dirigé des équipes commerciales à Toronto et à Montréal et dirigeant maintenant une firme-conseil dans le milieu, je crois également que les possibilités qu’offrent les mégadonnées et l’immense talent de nos dirigeants manufacturiers et détaillants sont réelles.

Une fois qu’ils seraient débarrassés de négociations infinies et aussi acrimonieuses qu’improductives, il est à souhaiter que leurs talents soient redéployés vers des efforts conjoints pour innover, réduire à la fois les pertes et les ruptures de stock, et offrir des produits de qualité aux Québécois et aux Canadiens.