(Ottawa) Un travailleur qualifié qui fait une demande pour s’installer au Québec dans la catégorie immigrant économique doit s’armer de patience. Le traitement de sa demande par le ministère fédéral de l’Immigration prendra en moyenne 27 mois – un délai quatre fois plus long que celui pour traiter les demandes en provenance des autres provinces (six mois).

Ces longs délais qui frappent les demandes en provenance du Québec irritent au plus haut point les gens d’affaires de la province. D’autant qu’il y sévit une grave pénurie de main-d’œuvre depuis des années. Le Conseil du patronat du Québec (CPQ) dénombre au moins 150 000 postes vacants au Québec à l’heure actuelle. La pénurie est plus importante qu’avant la pandémie.

Selon le président et chef de la direction du CPQ, Karl Blackburn, de tels retards ont de lourdes conséquences. Des travailleurs qualifiés découragés se tournent vers d’autres pays comme l’Australie et des pays d’Europe qui traitent les demandes plus rapidement. Des projets d’investissement sont reportés, voire annulés parce que les entreprises ne parviennent pas à trouver des travailleurs. Et le Québec voit aussi son poids démographique diminuer plus rapidement par rapport au reste du pays.

Alors que le Québec dispose de nombreux ingrédients pour enregistrer une forte croissance économique, il en manque un jugé essentiel, prévient M. Blackburn : la main-d’œuvre. Et il faut hausser les seuils d’immigration pour corriger la situation.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Karl Blackburn

Le capital humain, c’est la clé d’une relance économique verte, sécuritaire et durable comme on le souhaite. Si, malheureusement, le capital humain n’est pas au rendez-vous, cette relance économique ne sera pas à la hauteur de nos aspirations. L’immigration est donc essentielle pour pallier la pénurie de main-d’œuvre.

Karl Blackburn, président du Conseil du patronat du Québec, en entrevue avec La Presse

À Ottawa, le bureau du ministre de l’Immigration, Marco Mendicino, a confirmé l’écart dans les délais de traitement qui existe entre les demandes du Québec et celles venant du reste du pays. Cet écart s’explique essentiellement par les choix du gouvernement Legault en matière d’immigration.

Comme il l’avait promis en campagne électorale, le gouvernement Legault a réduit le nombre d’immigrants qui peuvent s’installer au Québec depuis son arrivée au pouvoir. Ainsi, le nombre d’immigrants admis est passé de 51 118 en 2018 à 40 546 en 2019. En 2020, il tablait sur un objectif de 44 500 immigrants. Mais la pandémie a chamboulé les plans. Seulement 25 195 nouveaux arrivants ont été admis. Cette année, on vise un niveau d’immigration permanente de 44 500 à 47 500 personnes. Sauf que l’abaissement des seuils a eu l’effet d’un goulot d’étranglement sur le traitement des demandes.

« Pouvoir exclusif de sélection »

L’attaché de presse du ministre Mendicino, Alexander Cohen, a rappelé que la province disposait de certains pouvoirs dans ce domaine depuis la signature de l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigration, au début des années 1990.

« Tout au long de la pandémie, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le gouvernement du Québec afin de déterminer ses priorités en matière d’immigration », a-t-il affirmé dans un courriel à La Presse.

« En vertu de l’Accord, le Québec a le pouvoir exclusif de sélectionner la majorité des immigrants dans sa province et de déterminer ses cibles d’immigration annuelles. Nous avons toujours respecté les compétences du Québec en matière d’immigration et nous travaillons en étroite collaboration pour appuyer son objectif de recevoir les immigrants nécessaires pour assurer le plein développement des entreprises », a-t-il ajouté.

Il a précisé que la pandémie avait pu contribuer à augmenter les délais dans le traitement des demandes, et que le Ministère avait adopté « plusieurs mesures novatrices » afin d’augmenter la cadence, en passant notamment du papier au numérique. Parallèlement, le gouvernement fédéral a annoncé l’agrandissement du bureau du ministère de l’Immigration à Sydney, en Nouvelle-Écosse, et l’embauche de 62 employés pour traiter les dossiers plus rapidement.

Objectif six mois pour obtenir une décision

À Québec, la directrice des communications du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), Arianne Méthot, a offert peu de réponses pour expliquer le véritable « chemin de croix », selon des experts, que doivent s’imposer les travailleurs qualifiés qui veulent s’installer au Québec.

« Dans sa Déclaration de service à la clientèle, le Ministère s’engage à rendre des décisions relativement à des demandes de sélection permanente dans les programmes de travailleurs qualifiés à l’intérieur d’un délai de 6 mois. Les cibles d’admission par catégorie d’immigration découlent du plan annuel d’immigration et respectent notamment la capacité d’accueil du Québec », a-t-elle indiqué dans un courriel.

Le Québec se tire-t-il une balle dans le pied en limitant le nombre d’immigrants alors qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre ? « Dans le cadre de la planification de l’immigration au Québec pour la période 2020-2022, le MIFI a pour orientation d’augmenter progressivement le nombre de personnes immigrantes admises au cours de la période, afin notamment de répondre à la rareté de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs de l’économie. En 2020, le nombre planifié de personnes immigrantes admises n’a pu être atteint en raison de la crise sanitaire sans précédent. Un rattrapage d’une partie des admissions non réalisées a été prévu dans le cadre du Plan d’immigration du Québec pour l’année 2021 », a répondu Mme Méthot.

[Le gouvernement caquiste] est résolument engagé à s’attaquer à la pénurie de main-d’œuvre qui sévit dans plusieurs secteurs. L’immigration est l’une des clés pour y faire face et pour contribuer à la relance économique. On est à pied œuvre pour attirer et retenir l’immigration qualifiée et compétente dans toutes nos régions.

Flore Bouchon, attachée de presse de la ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Nadine Girault

Selon Karl Blackburn, Ottawa et Québec ne peuvent se renvoyer ainsi la balle. « Il n’y a pas de responsabilisation des autorités gouvernementales. Québec rejette la faute sur Ottawa. Et Ottawa rejette la faute sur Québec. Mais il n’y a personne qui veut faire les constats qui s’imposent. »

Il a souligné que, simplement pour remplacer les baby-boomers qui partiront à la retraite d’ici 2026 (1,4 million de personnes), il faudrait accueillir annuellement 64 000 immigrants en plus de compter sur les personnes qui entrent sur le marché du travail et d’attirer les groupes qui sont actuellement sous-représentés, comme les personnes ayant un handicap ou les membres des Premières Nations.

« On reçoit à peine 12 % de l’immigration canadienne alors que notre poids démographique est beaucoup plus important. Donc, chaque année, on réduit le poids démographique du Québec par rapport au reste du Canada. »