En écoutant le premier ministre François Legault annoncer que les commerces pourraient finalement rouvrir, mais pas les restaurants ni les bars, ou seulement dans certaines régions, en l’écoutant nous donner l’impression que nous allions finalement pouvoir respirer un peu, j’ai repassé pour la millionième fois une série de questions dans ma tête.

Des questions que je me pose, que bien des lecteurs se posent et posent aux décideurs. Des questions que beaucoup de scientifiques que je connais ou à qui je parle, pour le travail, se posent aussi.

Est-il, était-il nécessaire de fermer totalement, spectaculairement, les boutiques, les bars, une foule de commerces, toutes les salles à manger des restaurants pour prévenir la transmission du virus ? D’interdire les cours de ski pourtant en plein air ? De faire peur aux commerçants qui osent parler, voire donner des conseils à leurs clients, alors qu’ils sont censés se contenter d’entrer en boutique comme des robots pour récupérer un colis acheté en ligne, comme c’est permis actuellement ?

Pour mener la guerre à la COVID-19, est-il obligatoire de s’envelopper dans des mesures draconiennes qui causent aussi toutes sortes de dommages collatéraux non négligeables ?

Tant sur la santé mentale de la population que sur la santé de nombreuses entreprises, en particulier les moyennes, petites et très petites, celles qui donnent vie à nos communautés et emploient tant de gens.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« Est-il, était-il nécessaire de fermer totalement, spectaculairement, les boutiques, les bars, toutes les salles à manger des restaurants pour prévenir la transmission du virus ? », s’interroge notre chroniqueuse.

Qui, exactement, attrape le virus chez le coiffeur ? Ou en allant dans une galerie d’art ou s’acheter une paire de patins pour sortir un peu en ces temps claustrophobes ?

On est nombreux à se poser ces questions depuis un moment maintenant.

Des questions auxquelles, au Québec, on a peu de réponses chiffrées.

Mais ces questions, on se les pose aussi ailleurs dans le monde. Un professeur et chercheur en médecine de l’Université Stanford, Jay Bhattacharya – aussi directeur du Centre sur la démographie et l’économie de la santé et de la vieillesse (désolée pour ma terrible traduction de Center on the Demography and Economics of Health and Aging) –, et de nombreux collègues ont essayé d’y répondre.

Ils viennent de publier une étude sur la pandémie dans l’European Journal of Clinical Investigation. Mardi, après les annonces de François Legault, j’ai joint le DBhattacharya au téléphone en Californie, pour lui parler de tout ça.

Le résultat de l’étude que son équipe a menée en comparant des données d’une dizaine de pays, dont la Corée du Sud et la fameuse Suède, est très clair, a-t-il résumé : les mesures peu contraignantes contre la transmission, comme le port du masque, la distanciation physique, le lavage des mains et les interdictions de se rassembler, fonctionnent très bien et sont efficaces pour diminuer la contagion. En revanche, les mesures très contraignantes, comme les fermetures de commerces tous azimuts et les confinements obligatoires, le sont pas mal moins. Et leur efficacité est trop marginale pour que cela soit un bon choix de santé publique, vu les conséquences négatives à d’autres égards. Surtout si on peut obtenir les résultats escomptés autrement.

« Ce qu’on voit, c’est que des mesures peuvent être très efficaces en ayant peu de conséquences secondaires et que des mesures peuvent être peu efficaces en ayant un prix élevé », explique le professeur Bhattacharya.

Saviez-vous, par exemple, que la France, avec ses mesures beaucoup plus contraignantes que la Suède ou la Corée du Sud, avait pas mal plus de contagion ?

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Donc les restaurants ? Le chercheur ne les fermerait pas complètement.

S’ils demeurent ouverts à 25 % de leur capacité, avec de bonnes mesures d’hygiène en place, il leur fait confiance. Ce que la recherche montre, dit-il, c’est que quand on ferme tout, « les rassemblements ont quand même encore lieu ailleurs. On demeure des humains ».

Les cours de ski qu’on a interdits au Québec ? « Étonnant, c’est à l’extérieur, où les taux de transmission sont minimes. »

Voilà un autre élément sur la liste des activités que le professeur n’aurait pas visé. Par contre, il est évident que les grands rassemblements doivent être évités. C’est dommage pour le secteur du spectacle, du sport, des festivals, où les foules se rassemblent : la recherche a clairement démontré que de tels regroupements sont à risque élevé.

Sinon, beaucoup de ressources et d’énergie devraient aller au contrôle et à la prévention de la contagion dans les hôpitaux, les résidences pour personnes âgées, tous les lieux de vie et de travail où il y a cohabitation, proximité.

Les statistiques le montrent au Québec aussi : quand il y a transmission du virus, dans les commerces, elle se fait entre collègues, entre des gens qui passent des heures ensemble, pratiquement pas entre employés et clients.

Et puis ce virus étrange ne se transmet pas partout, tout le temps, de la même façon. Les gens asymptomatiques, par exemple, ne transmettent le virus que dans 0,7 % des cas, contre 20 % pour les symptomatiques.

Sachant cela, on comprend que les mesures mises en place par certains commerces pour prendre la température de leurs clients – je l’ai vu dans les aéroports, mais aussi à Montréal chez Uniqlo ou encore au restaurant Jun I quand j’y suis allée chercher un repas à emporter – ne sont pas du tout farfelues. La fièvre est un des symptômes les plus révélateurs de la COVID-19.

Peut-être doit-on démocratiser cette approche ? Aider financièrement les commerces et les entreprises qui veulent acheter l’équipement ?

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ STANFORD

Jay Bhattacharya, professeur et chercheur en médecine de l’Université Stanford

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De façon générale, Jay Bhattacharya trouve qu’il y a une certaine injustice dans nos préoccupations et notre façon d’analyser le risque et les mesures à prendre pour lutter contre le virus.

On semble souvent être plus inquiets pour les clients des commerces que pour les travailleurs.

« Moi, la question que je me pose depuis le début, dit-il, c’est : est-ce que les mesures qu’on met en place protègent vraiment les plus vulnérables ? »

Et on pourra le demander à François Legault, qui ne veut pas encore rouvrir les restaurants à Montréal et dans sa grande région, à son prochain point de presse.

Pourquoi devrait-on tant craindre la transmission du virus dans ces établissements qui, de toute façon, fonctionnent en sourdine, si pendant ce temps les grandes usines, et leurs travailleurs à la chaîne, elles, roulent quand même à plein régime ?