Est-on trop vieux à 35 ans ? Dans le secteur des T.I., certains le craignent. Peut-on éviter à un employé d’avoir une date de péremption ?

Plus difficile de se vendre

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Jean-François Biron a fait un retour aux études et termine sa maîtrise à HEC Montréal.

Jean-François Biron a fait un retour aux études et termine sa maîtrise à HEC Montréal. Ironie du sort, il s’intéresse à la valorisation de la diversité dans les organisations, mais craint d’être victime d’âgisme par ses futurs employeurs parce qu’il a… 34 ans.

« Est-ce que je vais être freiné sur le marché du travail à cause de mon âge ? s’inquiète-t-il. Comme j’ai moins d’années à donner qu’un jeune finissant, est-ce que les employeurs vont avoir des réticences à m’embaucher ? D’autant plus que je n’ai pas d’expérience dans le nouveau domaine que j’étudie. »

La Presse l’a croisé dans les locaux de l’entreprise technologique GSoft, à Montréal, au cours d’une discussion-conférence organisée par URelles, cabinet-conseil de diversité en technologie. Le sujet a attiré son attention : « L’innovation à tout âge ».

Le « jeune » homme vient vérifier si ses craintes sont fondées et trouver des solutions. Devra-t-il cacher son âge sur son CV en omettant de mettre les dates de ses diplômes ? Ou opter pour les moyens extrêmes des hommes de la Silicon Valley, qui ont raconté au Washington Post utiliser la chirurgie esthétique pour s’assurer de poursuivre leur carrière après 40 ans ?

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Chloé Freslon, animatrice et fondatrice d’URelles

La conférence démarre. L’animatrice et fondatrice d’URelles, Chloé Freslon, met la table avec la célèbre phrase du créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui a déclaré en 2007 devant un public à l’Université de Stanford : « Les jeunes sont tout simplement plus intelligents. » 

Elle enchaîne avec des statistiques inquiétantes : pas moins de 43 % des travailleurs dans le secteur des technologies craignent de perdre leur emploi en raison de leur âge et 18 % y pensent tout le temps.

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Carole Bourassa, 50 ans d’expérience en technologies

Fossé générationnel en direct

Trois panélistes interviennent à tour de rôle jusqu’à ce que le fossé entre les générations explose au cours d’un échange vigoureux entre Carole Bourassa, 50 ans d’expérience en technologies, et Florian Pradon, responsable de l’expérience candidat chez GSoft, où 70 % des employés ont entre 25 et 34 ans.

Carole Bourassa, qui n’a pas hésité à apprendre l’intelligence artificielle pour rester à jour, lance à l’audience : « Les jeunes ne connaissent pas l’informatique comme les plus vieux, qui sont là depuis des années. »

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Florian Pradon, responsable de l’expérience candidat chez GSoft

Florian Pradon, qui souligne n’avoir jamais connu l’analogique, réplique : « L’enjeu actuel, ce n’est pas de connaître, mais de résoudre. On n’a plus besoin de connaître. N’importe qui peut aller sur Google chercher l’information. »

Carole Bourassa parle de la richesse de l’expérience. Florian est agacé par un sénior qui brandit son expérience comme un gage de réussite à la résolution d’un problème.

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Pier-Luc Turcotte, ergothérapeute et candidat au doctorat en santé communautaire au Centre de recherche sur le vieillissement de l’Université de Sherbrooke

Le troisième panéliste, Pier-Luc Turcotte, ergothérapeute et candidat au doctorat en santé communautaire au Centre de recherche sur le vieillissement de l’Université de Sherbrooke, conclut avec une statistique : d’ici 2038, près du quart de la population aura plus de 65 ans.

De par la force du nombre, il y a des personnes âgées qui vont frapper à la porte et qui vont dire : “Faites-nous une place ici.” Il va falloir s’ajuster.

Pier-Luc Turcotte

« Ça va créer une masse critique de gens qui va appeler le milieu du travail à se redéfinir », ajoute-t-il.

Aux États-Unis, on le fait à coup de poursuites judiciaires. En juillet 2019, Google a dû verser 11 millions de dollars à 227 plaignants parce que le géant de l’internet avait écarté leur candidature à cause de leur âge.

Date de péremption

« En milieu de travail, on remarque que l’âge commence à être problématique autour de 45 ans en moyenne, affirme Martine Lagacé, professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université d’Ottawa. On commence à se poser des questions en se disant : “Est-ce que ce travailleur-là va être capable de tenir la route encore très longtemps ?” 

« On tient bien la route en milieu universitaire, précise-t-elle, mais dans le secteur de la haute technologie, c’est pire que 45 ans. »

Martine Lagacé a mené de nombreuses recherches sur la perception du vieillissement en milieu de travail et sur les comportements discriminatoires basés sur l’âge. « On avance sur tous les fronts des autres formes de stigmatisation et de discrimination, mais c’est comme si on reculait l’horloge sociale en ce qui concerne l’âge », observe-t-elle.

La chercheuse et son équipe ont recueilli des données auprès de 700 travailleurs toujours avec le même constat. « Quand les travailleurs âgés pensent qu’ils sont perçus comme étant trop vieux pour leur organisation, ça génère de grands mécontentements et, souvent, ils se préparent à partir à la retraite. »

En questionnant 10 grands employeurs canadiens, la chercheuse a constaté qu’ils disaient tous que les séniors avaient de la difficulté à s’adapter à la vitesse du changement technologique, mais qu’ils n’avaient mis aucune mesure en place pour les aider à s’y adapter.

L’intergénérationnel, une solution

Est-ce que les équipes multiâges peuvent réduire les stéréotypes âgistes ? Avec des centaines de travailleurs, Martine Lagacé a testé dans le cadre de deux études un modèle qui s’est avéré concluant. 

Lorsque les entreprises mettent en place des stratégies de mentorat et de transfert de connaissances dans des équipes de travail multigénérations, les stéréotypes sur la base de l’âge en milieu de travail diminuent de façon significative.

« Plus je côtoie mon collègue plus vieux ou plus jeune dans un projet, plus je me dis au fil du temps que ce n’est pas vrai que les travailleurs âgés sont plus lents à apprendre et incapables d’utiliser les technologies. Et le travailleur âgé réduit aussi ses stéréotypes envers les jeunes. Et moins il y a d’âgisme, plus on garde nos travailleurs », croit-elle.

Aucune étude n’a encore réussi à prouver que plus un adulte vieillissait, plus ses capacités à apprendre diminuaient.

Réflexions de tous âges

Des employés jeunes et vieux de trois entreprises technologiques ont accepté de faire part de leurs réflexions sur l’âge.

Louis Chouinard, 63 ans, directeur de l’ingénierie, LeddarTech

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Louis Chouinard, 63 ans, directeur de l’ingénierie, LeddarTech

À cause de la complexité de ce qu’on fait, des capteurs 3D, ce sont les employés les plus séniors qui sont le plus à l’aise dans tout ça. C’est une convergence de nombreuses technologies : électronique, mécanique, optique, laser, logiciel et traitement de signal. Ça prend beaucoup de connaissances et d’expérience pour utiliser cette combinaison. Avant, on pouvait développer des choses en réinventant la roue. Aujourd’hui, c’est impossible. Les jeunes employés sont plus au fait de tous les outillages et des méthodes de travail qui sont du domaine public.

Louis Chouinard

Mélissande Guy, 30 ans, ingénieure d’application (jr.), LeddarTech

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Mélissande Guy, 30 ans, ingénieure d’application (jr.), LeddarTech

Je ne crois pas que je serai un jour trop âgée pour mon domaine. Il faut être conscient cependant que ça bouge rapidement et rester informé, mais il y a des principes de base qui, eux, ne changent pas. Je ne sens pas que les séniors sont dépassés. Je pense que les équipes de travail multiâges sont bénéfiques. Lorsqu’il faut prendre une décision, un jeune employé va prendre des risques mal évalués, mais aussi sortir le sénior de sa zone de confort. De son côté, la personne d’expérience va avoir un meilleur flair basé sur son vécu.

Mélissande Guy,

Zakaria Sadeq, 28 ans, consultant, gestion de projet informatique, spécialisé en innovation et en technologies émergentes, CGI

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Zakaria Sadeq, 28 ans, consultant, gestion de projet informatique, spécialisé en innovation et en technologies émergentes, CGI

Je pense que, dans mon domaine, c’est mieux de paraître plus vieux. Un jeune médecin sera à l’affût des nouveautés médicales, mais sera moins serein et vous fera faire plus d’examens pour confirmer votre diagnostic. Un médecin qui a tout vu sera très calme, vous donnera tout de suite un diagnostic, et vous serez plus rassuré. C’est la même chose en informatique. Les séniors amènent l’expérience, le vécu, le calme, la cohérence, tandis que les jeunes amènent de la fraîcheur, de l’énergie et de nouvelles idées. Je fais partie d’une équipe multigénérationnelle, et c’est une relation gagnant-gagnant.

Zakaria Sadeq

Carole Clermont, 58 ans, vice-présidente aux services-conseils, CGI

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Carole Clermont, 58 ans, vice-présidente aux services-conseils, CGI

J’ai commencé ma carrière comme programmeuse. J’ai été dans le domaine bancaire, où c’est très innovant. Quand j’ai commencé, les guichets automatiques n’existaient pas ! Vous imaginez combien on doit rester à jour. Ici, il y a tous les outils pour l’être, comme de la formation continue, des conférences et de la formation entre employés. On a aussi créé un centre d’innovation avec une équipe multiâge. Les plus âgés amènent des connaissances et sont plus stratégiques, tandis que les jeunes amènent la nouveauté technologique. Ce mélange permet d’imaginer des solutions innovantes et de répondre à la diversité générationnelle de la clientèle.

Carole Clermont,

Cyril Boisard, 46 ans, coach organisationnel et responsable de la culture de gestion, GSoft

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Cyril Boisard, 46 ans, coach organisationnel et responsable de la culture de gestion, GSoft

À partir de 21 ans, la technologie a toujours été dans ma vie. Je suis aussi connecté que mes collègues plus jeunes. C’est la première fois par contre que je travaille dans une boîte où je suis l’un des trois plus vieux. Je suis un ancien développeur et je pense qu’on a des a priori. Voir un développeur de 50 ans, ça n’arrive pas souvent. On va se demander pourquoi il l’est encore, pourquoi il n’évolue pas, pourquoi il n’est pas devenu cadre. Moi-même, j’ai eu des perceptions quand j’ai eu à recruter. Choisir un jeune qui va avoir vraiment envie ou un plus vieux qui va avoir envie de quelque chose de plus calé ?

Cyril Boisard

Carmen Bossé, 28 ans, designer UX, GSoft

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Carmen Bossé, 28 ans, designer UX, GSoft

L’expérience nous rend plus efficaces. Je n’ai pas encore 30 ans et je vois la différence entre mon niveau de performance quand j’ai commencé ma carrière et aujourd’hui. Avant, tout me prenait plus de temps, alors que, maintenant, je peux me fier aux réflexes acquis avec le temps. Quand je travaillais pour un autre employeur, j’ai constaté que les gens plus vieux, même s’ils étaient quand même à l’aise avec la technologie, allaient d’emblée se proclamer pas bons.

Carmen Bossé