(Paris) Les négociations internationales sur la taxation du numérique, pomme de discorde récurrente entre Washington et Paris, se retrouvent dans l’impasse après la « pause » annoncée par les États-Unis, au risque de déclencher une guerre commerciale comme le craint l’OCDE.

Le secrétaire américain aux Finances, Steven Mnuchin, a adressé une lettre à certains de ses homologues européens et à l’Organisation de coopération et de développement économiques, dans laquelle il leur annonce « une pause dans les négociations », a indiqué à l’AFP une source proche du dossier.

Ces discussions, sous l’égide de l’OCDE, devaient aboutir d’ici la fin de l’année à un accord mondial pour taxer des groupes comme les GAFA, acronyme pour Google, Apple, Facebook et Amazon, régulièrement accusés de ne pas payer leur juste part d’impôt.

Cette lettre, « dont les États-Unis avaient exigé qu’elle reste confidentielle », évoquait néanmoins la possibilité de « reprendre les discussions plus tard cette année » et émettait le souhait qu’un accord mondial soit tout de même trouvé avant le 31 décembre, a expliqué cette même source, qui a regretté le « manque de sérieux » de cette proposition.

Officiellement, le département du Trésor américain a annoncé mercredi dans un communiqué « qu’il avait suggéré de faire une pause […] au moment où les gouvernements du monde entier se concentrent sur la réponse à la pandémie de COVID-19 et sur la réouverture en toute sécurité de leurs économies ».

Un argument qui n’a pas convaincu le ministre français des Finances : Bruno le Maire a dénoncé jeudi « une provocation » de la part des États-Unis, après avoir interprété le message de M. Mnuchin comme une volonté de « ne pas poursuivre » les négociations.  

« Nous étions à quelques centimètres d’un accord sur la taxation des géants du numérique, qui sont peut-être les seuls au monde à avoir tiré d’immenses bénéfices du coronavirus », a-t-il déploré sur France Inter, s’indignant de la manière dont Washington traitait ses alliés en les « menaçant systématiquement de sanction ».

Dans une réaction écrite dont il est peu coutumier, le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurria, a alerté sur les risques que cette impasse conduise à une « guerre commerciale » dont l’économie mondiale se passerait bien, à un moment où elle subit de plein fouet la crise provoquée par le coronavirus.

« Sans un accord multilatéral, d’autres pays vont prendre des mesures unilatérales », a-t-il prévenu. « Ceci aurait pour conséquence de raviver les disputes commerciales et, inévitablement, d’augmenter les tensions commerciales », a-t-il prévenu.

Dans sa lettre, M. Mnuchin rappelle que les autres pays qui participent aux négociations (137 au total) avaient rejeté sa proposition présentée en décembre d’introduire dans l’accord la notion de « safe harbour ». Cette expression qui pourrait se traduire par « port de retrait » désigne en réalité la possibilité pour les géants du numérique de se soumettre, ou pas, à la nouvelle taxe.

La France maintient sa taxe

La pause annoncée par M. Mnuchin constitue un énième rebondissement depuis que les États-Unis avaient accepté de relancer les négociations en janvier 2019 au sein de l’OCDE.  

Washington était revenu à la table des négociations au moment où plusieurs pays avaient annoncé leur intention d’introduire leur propre taxe nationale sur les géants du numérique, à l’image de la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche.

La France avait été le premier pays à percevoir cette taxe, qui lui a rapporté en 2019 environ 400 millions d’euros.

Menacée de sanction par Washington, qui envisageait de surtaxer « jusqu’à 100 % » l’équivalent de 2,4 milliards de dollars de produits français, la France avait annoncé en janvier son intention de reporter à la fin de l’année 2020 le prélèvement de cet impôt, pour donner du temps aux négociations à l’OCDE.

Après la « pause » américaine, M. Le Maire a réaffirmé que la France prélèverait bien sa taxe cette année.  

« Soit les États-Unis reviennent sur leur position et on arrive à un accord d’ici la fin de l’année 2020 et c’est la taxation internationale qui s’appliquera […], soit il n’y a pas d’accord à l’OCDE parce que les États-Unis sont le seul pays à bloquer, dans ce cas on appliquera notre taxe nationale », a-t-il expliqué.

Pour sa part, le commissaire européen aux Affaires économiques Paolo Gentiloni a espéré que la « pause » ne soit pas un « arrêt définitif ».  

De son côté, la Computer & Communications Industry Association (CCIA), organisation internationale défendant les intérêts de l’industrie numérique, a redit sa circonspection.

« A l’heure où les gouvernements cherchent à financer leur reprise économique, ils ne doivent pas imposer aux entreprises d’autres pays des taxes spéciales qui conduiraient à des affrontements commerciaux », a averti son vice-président et représentant à Bruxelles, Christian Borggreen.