Ivanhoé Cambridge traverse des moments difficiles. Les deux principales catégories d’actifs de son portefeuille de 64 milliards – les centres commerciaux et les immeubles de bureaux – ont été fortement affectées par les mesures de confinement prises pour faire face à la pandémie de coronavirus. Nathalie Palladitcheff, la nouvelle présidente et cheffe de la direction de l’institution, nous explique comment Ivanhoé Cambridge compose avec la crise qui fait rage.

Q. En février dernier, lors du dévoilement des résultats financiers de la Caisse de dépôt, vous étiez déjà préoccupée par la performance négative des 43 centres commerciaux que vous possédez à travers le monde. Comment avez-vous réagi face à la crise actuelle ?

R. On avait beaucoup travaillé sur l’état des lieux de notre portefeuille. Les crises sont un révélateur de nos dysfonctionnements et celle que l’on vit actuellement a agi comme un accélérateur. On a rapidement pris des mesures, comme celle de reporter le paiement de loyers pour les mois d’avril et de mai à la fin du bail de nos clients les plus fragilisés.

On a aussi conclu une entente avec Ligthspeed pour accélérer l’installation de plateformes commerciales en ligne pour aider nos plus petits clients à réaliser leur transformation.

On voyait venir les changements dans le domaine du commerce au détail. On savait que cela se ferait en un, deux ou trois ans, mais ça s’est produit en trois mois…

Q. Des grands noms du détail comme Reitmans, Aldo, JC Penney ou Zara sont en grande difficulté et ont déjà annoncé la fermeture de nombreux magasins. Comment cela va-t-il vous affecter ?

R. Il est trop tôt pour le dire. On sait, par exemple, qu’Aldo veut fermer le tiers de ses magasins, mais on ne sait pas lesquels. Ils ne nous ont pas transmis l’information. Mais quand un joueur comme Zara qui a des magasins partout dans le monde annonce des fermetures, ça vous donne une idée de la crise.

On a toutefois été surpris de la rapidité de la reprise des activités de nos centres commerciaux en Chine, où l’achalandage est revenu en force et où 70 % de nos clients ont rouvert leurs magasins.

Q. Vous êtes propriétaire de 25 centres commerciaux au Canada, et les activités ont repris lundi dans vos centres au Québec, à l’exception du Grand Montréal. Est-ce que vous vous attendez à une reprise aussi forte ?

R. Non, cela va se faire plus progressivement au Québec, où plusieurs de nos clients n’ont pas encore rappelé tout leur personnel et où certains commerçants doivent prendre livraison de leurs collections d’été. La montée en puissance sera plus progressive. On aura une meilleure idée dans une dizaine de jours.

Q. Vous avez annoncé en février que vous souhaitiez vendre le tiers de vos 43 centres commerciaux et que vous alliez réaliser la transformation de certains autres pour y accueillir des activités de logistique et même faire du développement résidentiel. C’est toujours votre intention ?

R. Absolument. La crise vient nous démontrer que l’on avait raison. Idéalement, on souhaiterait vendre le tiers de nos propriétés. Cela va dépendre du marché. Certains de nos interlocuteurs sont intéressés à venir s’implanter au Canada. On verra.

Les centres commerciaux devraient représenter moins de 15 % de la valeur de nos actifs immobiliers alors qu’ils représentaient 23 % l’an dernier.

On va aussi transformer certaines de nos propriétés et ce qui est bien chez Ivanhoé Cambridge, c’est qu’on a des spécialistes de la logistique ou du résidentiel qui travaillent déjà à cette transformation. On peut tout faire à l’interne. Mais ce sera de la dentellerie. Il va falloir déménager certains commerces pour pouvoir faire nos transformations.

Q. On assiste depuis trois mois à la révolution du télétravail que tout le monde annonçait mais que personne ne voyait venir aussi soudainement. Comment cette révolution va-t-elle affecter votre division d’immeubles de bureaux, qui représentait l’an dernier 26 % de vos actifs immobiliers ?

R. C’est une autre tendance que l’on voyait venir et c’est pourquoi on a vendu depuis deux ans des propriétés aux États-Unis, à Denver et à Seattle, qui représentaient 5 millions de pieds carrés.

C’est aussi pourquoi on a investi 85 millions pour faire l’acquisition de deux immeubles à Austin, en partenariat avec la plateforme WeWork, afin de nous obliger à penser différemment cette nouvelle réalité du télétravail.

Mais on a aussi vu que le déconfinement qui s’est fait en Chine et en Europe a entraîné un retour au bureau très accéléré. De façon générale, le secteur des immeubles de bureaux va moins souffrir de la crise que le commercial. Les baux sont signés à long terme, les gens ne quitteront pas les édifices demain matin, et on a enregistré un taux de collection de 90 à 95 % durant la crise.

Q. Mais il n’en reste pas moins que d’aller travailler dans un espace clos au 63e étage d’une tour de bureaux va devenir un exercice anxiogène pour de nombreux travailleurs qui ont été stigmatisés par la crise et qui ont apprécié leur expérience de télétravail, non ?

R. Vous avez raison. Plusieurs n’auront plus le goût de se sentir comme des robots qui doivent prendre l’ascenseur pour travailler au 70e étage d’une tour. C’est pourquoi on travaille au développement de concepts qui intègrent les meilleures technologies d’assainissement de l’air comme on le fait dans un projet à Houston avec le groupe Hines.

Mais les nouvelles tendances vont vraiment aller dans le sens d’offrir aux clients des espaces à bureaux avec différentes composantes résidentielles, commerciales et de restauration.

Q. On va davantage s’orienter autour du concept des campus ?

R. Absolument. Quand je réfléchis à notre organisation future, je ne veux plus penser en termes d’actifs à bureaux, commerciaux, résidentiels ou logistiques mais bien à l’intégration de stratégies immobilières qui vont offrir toutes ces options.

Q. Il est évident qu’en raison de la crise qui est loin d’être terminée, Ivanhoé Cambridge va générer cette année des rendements négatifs. Pensez-vous tout de même être en mesure de livrer un rendement qui sera comparable à celui de votre indice de référence ?

R. Oui, tout à fait. Le volet commercial va être affecté, c’est certain. Quand tu n’as pas de revenus, tu ne produis pas de rendement. Du côté des bureaux, on va être sous pression. Il va peut-être y avoir moins de demande, mais les gens voudront plus d’espace. On pense que nos divisions résidentielle et logistique vont bien se comporter d’ici la fin de l’année.

On est en discussion avec les évaluateurs pour voir tout ça et on va déjà avoir une bonne idée le 30 juin prochain quand on va faire le bilan de notre premier semestre.

Q. Vous êtes en poste depuis octobre comme présidente et cheffe de la direction. Est-ce que vous vous attendiez à ce que les six premiers mois soient aussi éprouvants ?

R. Non, je ne pense pas que je pouvais m’attendre à ça. Mais je sais que ce qui me motive dans mon mandat, c’est d’avoir la responsabilité de gérer l’argent des Québécois et de faire les bonnes choses dont on sera fiers quand le moment sera venu.