Sur le coup, on aurait pu croire à une erreur ou à une « fausse nouvelle ». Quoi, le prix du pétrole est devenu négatif ? Comme c’est étrange ! Pourtant, le phénomène est moins inusité qu’on pourrait le croire et il s’explique assez facilement.

Faisons une analogie entre le pétrole et le lait.

À cause de la COVID-19, la demande s’est effondrée pour les deux liquides. Les producteurs laitiers ont réagi en jetant leur production au caniveau, soulevant un tollé bien mérité.

Mais les sociétés pétrolières ne peuvent pas en faire autant. « Jeter du pétrole, ça pollue », illustre Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

Alors, l’industrie pétrolière est obligée de payer pour se débarrasser de son jus. D’où les prix négatifs.

Bien sûr, les pétrolières pourraient restreindre leur production au lieu de payer pour s’en défaire. Au début du mois, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et la Russie se sont d’ailleurs entendues pour éliminer 10 millions de barils par jour. Trop peu, trop tard. L’Agence internationale de l’énergie calcule que la demande a chuté de 30 millions de barils par jour.

Le déséquilibre persiste. Et à force de produire en trop grande quantité, on arrive au bout de la capacité de stockage. Ça déborde !

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Or, les producteurs ne peuvent pas fermer le robinet si facilement, car les coûts d’interruption de leur production sont très élevés. Espérant que la chute de la demande sera temporaire, ils préfèrent donc maintenir leur production, quitte à payer pour se débarrasser de leur pétrole.

Et ils paient le gros prix !

Lundi, le baril de pétrole a plongé sous zéro. Point de repère du brut américain, le West Texas Intermediate (WTI), qui valait encore 60 $ US au début de l’année et 18 $ US pas plus tard que la semaine dernière, s’est enlisé à  - 37 $ US le baril à la fin de la journée, devant les investisseurs éberlués. Du jamais-vu.

Mais il s’agit du prix pour les contrats à terme du mois de mai. Ceux du mois de juin restent autour de 20 $ US, signe que les experts ne s’attendent pas à ce que la crise soit éternelle.

Mais dans l’intervalle, les prix négatifs démontrent que l’industrie doit sortir son chéquier pour convaincre de nouveaux acteurs d’entreposer le pétrole.

« Il existe des capacités de stockage qui ne sont pas dédiées au pétrole, mais qui pourraient être adaptées », explique M. Pineau. Sauf que cela a un coût. Pour que ce soit rentable, il faut un prix négatif.

Remarquez, des prix négatifs n’ont rien de totalement extraordinaire dans le monde de l’énergie.

Cela se produit régulièrement en Ontario. Comme les centrales nucléaires ne peuvent être arrêtées durant la nuit, il y a un surplus d’électricité sur le réseau.

« Il faut des prix négatifs pour écouler l’électricité durant les périodes de faible demande », expose M. Pineau. Et c’est encore plus vrai les nuits de grands vents, lorsque les pales des éoliennes tournent à plein régime.

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Mais pour l’Alberta, les prix du pétrole sous zéro sont catastrophiques. Et le pire est à venir. « S’ils doivent arrêter leur production, ils feront face à d’énormes défis logistiques qui vont leur coûter très cher », avance M. Pineau.

Pour l’instant, le premier ministre Jason Kenney table sur une baisse de 70 000 barils par jour. Mais il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan des 4 millions de barils produits en Alberta.

Si les prix ne se redressent pas, il y aura forcément des faillites et de la consolidation. La province va souffrir. Déjà, l’industrie crie au secours. La semaine dernière, Ottawa a débloqué 1,7 milliard pour nettoyer les puits abandonnés, un plan qui aura le mérite de fournir du boulot aux travailleurs.

Mais le fédéral ne peut pas maintenir l’industrie pétrolière sur le respirateur artificiel. Aider les Albertains à passer à travers la crise, oui. Aider l’industrie à produire du pétrole sans logique financière, non.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Reste à voir comment le prix négatif du pétrole se répercutera sur l’essence à la pompe.

« Ce n’est pas rationnel pour le gouvernement de sauver une industrie qui n’est pas concurrentielle à l’échelle mondiale », estime M. Pineau. Même en innovant, les coûts de production resteront structurellement plus élevés en Alberta qu’ailleurs dans le monde.

« L’Alberta va devoir faire le deuil d’une industrie qui avait grandi sur le dos de l’OPEP qui a maintenu des prix très élevés en contrôlant la production mondiale », ajoute le professeur.

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Reste à voir comment le prix négatif du pétrole se répercutera sur l’essence à la pompe. En ce moment, les automobilistes québécois paient environ 85 cents le litre pour faire le plein, ce qui est plus élevé que le prix d’un baril entier de brut qui contient 159 litres.

Incongru ? Oui, mais on ne va pas loin avec du pétrole brut. Encore faut-il le transporter, le raffiner, l’entreposer. Présentement, le coût d’acquisition du pétrole s’élève à 39,7 cents le litre, observe la Régie de l’énergie. La marge des détaillants est de 4,9 cents. Mais ce sont les taxes qui forment la plus grande partie de la facture (40,3 cents).

Désolée, chers conducteurs, ce n’est pas demain la veille qu’on vous paiera pour faire le plein.

Mais au moins, j’espère que lorsque les transporteurs aériens recommenceront à vendre des billets d’avion, ils laisseront tomber leur satanée surcharge pour le carburant !