On était le 12 mars. Les écoles commençaient à fermer et la chape virale à prendre nos certitudes et nos angoisses d’assaut.

Tout de suite, Graziella Battista s’est dit que son restaurant du Vieux-Montréal serait touché, qu’en toute logique, les clients ne pourraient plus venir, que sa vie serait chamboulée, que son modèle d’affaires serait éperonné en plein cœur.

Elle ne savait pas que le 22 mars, 10 jours plus tard, le premier ministre du Québec ordonnerait carrément la fermeture de toutes les salles à manger du Québec. Du jamais-vu. Jusqu’au 1er mai.

Mais la cuisinière et femme d’affaires se doutait déjà qu’il faudrait impérativement tout remettre sur la table et trouver une autre voie pour que son entreprise demeure ouverte. 

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Graziella Battista, du restaurant Graziella, a inventé une liste de plats italiens classiques faciles à transporter, faciles à préparer avec des ingrédients accessibles à un prix accessible – 30 % de moins que dans le menu habituel.

Elle s’est donc assise pour inventer une liste de plats italiens classiques faciles à transporter, faciles à préparer avec des ingrédients accessibles à un prix accessible – 30 % de moins que dans le menu habituel. Elle avait déjà commencé l’exercice dans le but d’ouvrir un comptoir de prêt-à-manger, mais de là à lancer la machine en 24 heures…

Le lendemain, un menu était envoyé à tous ses clients. 

Lasagne, minestrone, osso buco, ragoût de lapin, tomates et mozzarelle… 

« C’était pas mal dingue », dit-elle.

Ajoutez à ça les annonces de mise à pied au personnel et les émotions en montagnes russes avec le début des mesures de confinement du gouvernement québécois. Mais trois jours plus tard, le nouveau service à emporter était en marche.

De restaurant chic, Graziella Battista, la grande dame de la cuisine italienne montréalaise, était devenue traiteure, retournée au b.a.-ba des fourneaux et transformée en vendeuse de plats préparés.

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La fermeture partielle puis maintenant totale des salles à manger a apporté une forte demande pour le prêt-à-manger à emporter ou livré à domicile, mais la transition n’est pas toujours aussi simple que l’on croit, explique Jesse Massumi, un des copropriétaires de Pumpui, un restaurant thaïlandais dans la Petite Italie, un comptoir casse-croûte devenu un lieu de préparation de plats à livrer. 

En deux jours, j’ai totalement transformé ma business. C’est très stressant.

Jesse Massumi

Parce qu’ils sont bombardés d’appels pour des commandes. « On répond une fois sur quatre », dit-il. Parce qu’ils ne peuvent pas fournir à la demande. Parce que oui, c’est super d’être en affaires alors que tant de restaurants ont dû fermer et parce que la demande est très forte. Mais changer de modèle d’affaires du jour au lendemain ? Ce n’est pas facile. « Surtout qu’on fait tout nous-mêmes. » Même la livraison. Pas question de donner des marges aux services de livraison comme Uber Eats ou Foodora. Donc il faut prévoir l’achat des ingrédients dans un monde totalement volatil, cuisiner, répondre au téléphone, puis livrer dans des délais raisonnables. Il faut que la qualité de l’expérience demeure.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

De gauche à droite : Jesse Massumi, Xavier Cloutier, Hannah Barry, Jules Leuba et Jesse Mulder, du restaurant Pumpui.

Comme chez Graziella, des employés ont été mis à pied pour ne garder qu’une toute petite équipe centrée autour des propriétaires et de leurs bras droits, qui mettent la main à la pâte pour tout.

Chez Graziella, c’est elle qui prépare tout avec deux sous-chefs qui viennent l’appuyer. « Mais je suis revenue comme aux tout débuts de mon premier restaurant », explique la chef.

Ni Massumi ni Battista ne se sont encore assis avec leurs factures et leurs calculatrices pour voir si tout cela est rentable, comment augmenter l’offre et comment en faire juste assez pour faire rentrer les fonds nécessaires à la couverture des coûts fixes, sans pour autant demander des efforts irréalistes aux membres de l’équipe.

C’est un casse-tête.

Un casse-tête qui n’a pas encore subi le test comptable. Mais dont le but, disent-ils tous les deux, est de permettre à l’entreprise de survivre tout en apportant le sentiment d’être utile, de participer aux efforts collectifs. 

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Alexandre Aubin a dû lui aussi changer son modèle d’affaires du jour au lendemain.

Normalement, il élève des cochons et vend sa viande aux grands restaurants de Montréal, Québec, Toronto, New York.

Maintenant, il est devenu fournisseur, voire livreur, de boîtes de viande congelée.

Comme sa ferme ne peut pas arrêter de fonctionner et que les cochons n’ont pas arrêté de vivre à cause du virus, l’homme d’affaires président et cofondateur de Gaspor s’est dit la semaine dernière qu’il devait trouver un moyen d’écouler sa viande autrement qu’avec les restaurants.

« Donc on a décidé de passer par Facebook pour proposer nos produits. »

En gros, pour 100 $, Gaspor livre à domicile une boîte de viande congelée – des saucisses, des côtelettes, du jambon, bref, une foule de produits – qui vaut, assure-t-il, plutôt 125 $ au prix courant. 

« On livre en 24 ou 48 heures. On laisse sur le balcon. »

La demande, dit-il, a été immédiatement très forte. 

Ça roule. 

Et il espère que ça donnera l’idée à plein d’autres fournisseurs du monde de la restauration de faire la même chose.

Est-ce que ça remet les activités au niveau d’avant la crise, d’avant le début de mars ? « Certainement pas. On est en mode survie », dit l’homme d’affaires.

Mais au moins, la ferme demeure active. Aubin vide tranquillement ses congélateurs pour faire de la place pour la viande des cochons qui sont actuellement dans la porcherie. Gaspor, en temps normal, sort 120 cochons tous les 15 jours.

C’est un paquebot qu’il faut essayer d’arrêter ou de ralentir.

« C’est très stressant. J’opère une tout autre business. Je suis complètement sorti de ma zone de confort », dit le producteur de Saint-Jérôme, avant d’ajouter que mettre le système de livraison à domicile en place n’a pas été facile tout d’un coup. Mais les ajustements se sont faits rapidement.

Tout s’est fait rapidement.

« En une semaine, ma planète a totalement changé. »