Mises à pied massives, suspension des ristournes monétaires, rentabilité vacillante, Agropur est en crise. À la veille de l’assemblée annuelle où le nouveau patron Émile Cordeau voudra imprimer une nouvelle direction, La Presse dresse le bilan des années Robert Coallier, PDG jusqu’à l’automne 2019.

Robert Coallier met le pied chez le transformateur laitier comme administrateur externe en 2010. Au départ à la retraite du PDG Pierre Claprood deux ans plus tard, le poste s’ouvre. M. Coallier est invité à postuler et décroche l’emploi.

Homme de finance, Robert Coallier a un parcours professionnel des plus enviables. Après un arrêt à la Caisse de dépôt et placement, il travaille pour des grands noms de l’industrie comme C-Mac, Molson et Dollarama. Durant ses quatre ans chez le fabricant de systèmes électroniques C-Mac, de 1996 à 2000, le chiffre d’affaires et les profits explosent. Il entre ensuite chez Molson en 2000, où il devient le bras droit du patron Dan O’Neill. Il dirige par la suite la division brésilienne qui s’avère un fiasco et qui a précipité la montréalaise dans les bras de l’américaine Coors (maintenant Molson Coors). Chez le détaillant d’articles à bas prix, à compter de 2005, il participe à la transition d’un style de gestion familiale à celui d’une entreprise cotée en Bourse.

Auréolé par son parcours professionnel, mais totalement étranger au milieu coopératif, M. Coallier arrive à la tête d’Agropur dans un environnement qui n’est pas sans similitudes avec l’élection de Jean Lesage à Québec en 1960, après le règne interminable de l’Union nationale. Le statu quo est contesté. La société a soif de changement. Le bilan est étincelant.

Bien que le transformateur laitier prospère, les nuages s’amoncellent à l’horizon. Les membres s’inquiètent pour la pérennité de l’organisation et exigent de l’action au moment où souffle un vent de consolidation à l’échelle du continent.

La consommation de lait ralentit au pays, vieillissement de la population oblige, tandis que le régime protéiné gagne en popularité en Asie. Dans ce grand jeu international, le Canada reste essentiellement sur la ligne de touche.

L’industrie laitière du pays fonctionne en vase clos. Elle n’est pas conçue pour exporter, et le marché canadien est de facto fermé aux importations. Le régime de gestion de l’offre fait en effet coïncider production locale et consommation interne.

Bref, la croissance des transformateurs laitiers passe par l’étranger. Saputo l’a bien compris. M. Coallier a ni plus ni moins le mandat d’implanter la stratégie de Saputo chez Agropur.

À l’image des libéraux de Jean Lesage qui ont entrepris un train de réformes dès la prise du pouvoir, M. Coallier ne tarde pas à lancer sa propre révolution qui n’aura cependant rien de tranquille.

Les acquisitions

En 2012, Agropur est essentiellement un acteur canadien, pour ne pas dire québécois. Seulement le quart des revenus provient de l’étranger : des États-Unis et un peu de l’Argentine, qu’elle délaisse peu après. Le transformateur ne couvre même pas la totalité du territoire canadien. M. Coallier corrige le tir. En 2013 et 2014, la coopérative, qui a vu le jour en 1938, réalise pas moins de 8 acquisitions ou fusions, dont 3 dans le seul mois de juillet 2014, où elle achète les activités de transformation laitière de Sobeys dans l’Ouest canadien, puis Davisco aux États-Unis. Cette dernière constitue la plus grosse transaction de son histoire et fait entrer la coopérative dans le club des 20 plus importants transformateurs laitiers au monde.

La coopérative suscite l’admiration de tous.

Vague d’investissements

Parallèlement aux acquisitions en série, Agropur investit : 100 millions pour lancer les yogourts iögo, en 2012, 90 millions pour un nouveau siège social (de 2014 à 2016), des dizaines de millions pour l’implantation d’un progiciel de gestion intégré (depuis 2013), 45 millions pour relancer la marque Oka (2014) et 255 millions US pour la modernisation des installations de Lake Norden, au Dakota du Sud.

« De 2014 à 2018, nous avons investi en immobilisations 1,3 milliard de dollars, dont 56 % au Canada », lit-on dans le rapport annuel de 2018.

Toutes ces initiatives finissent par alourdir le bilan de la coopérative qui traîne aujourd’hui une dette à long terme de 1,4 milliard, en plus d’avoir à verser de généreux dividendes sur 770 millions de parts privilégiées, émises pour financer ces débours.

Réduction de coûts

M. Coallier importe les programmes de réduction de coûts qu’il a connus chez Molson. Dès 2013, il se fixe comme objectif des économies de 75 millions en 3 ans. D’autres suivront. Les objectifs sont atteints, voire dépassés. N’empêche, la rentabilité décroît inexorablement. « Ils avaient une vision expansionniste, a expliqué Maurice Doyon à La Presse en novembre dernier. Il y a eu un manque de focus sur les marges », a ajouté le directeur du département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval. En 2019, les excédents nets de 40 millions sont descendus au niveau d’avant l’achat de Davisco en 2014.

M. Coallier transpose également de l’entreprise boursière les rémunérations vertigineuses. À sa première année comme PDG, M. Coallier et les principaux dirigeants se partagent 9,4 millions. Ce total passe à 20 millions en 2015, 17 millions en 2016 et 26 millions en 2017. La cagnotte redescend à 13 millions en 2018, en réaction aux résultats financiers décevants.

Controverse langagière chez Ultima

Le fabricant des iögo voit arriver Martin Parent à sa tête en juillet 2014. Il a le mandat de redresser le producteur, devenu déficitaire depuis le lancement spectaculaire de sa propre marque de yaourt en 2012. Il le fait sans prendre de gants blancs. Après 18 mois en poste, il avait licencié le quart des employés et montré la porte à sept vice-présidents. En février 2016, La Presse révèle qu’Ultima a embauché deux vice-présidents anglophones unilingues, ce qui contribue à l’anglicisation du milieu de travail. M. Coallier se porte d’abord à leur défense, avant de faire son mea-culpa. Dan Jewell, VP opérations, et Simon Small, VP marketing, quitteront Ultima en novembre 2017. Pour ce qui est de M. Parent, il partira en septembre 2018, après le rachat complet des actions d’Ultima par Agropur. Auparavant, il avait signé un nouveau contrat de travail à Granby et négocié la prolongation de l’entente de production du Yoplait jusqu’en 2023, faisant remonter l’effectif à 350.

Des départs à répétition

Étranger à la coopération avant Agropur, Robert Coallier donne l’impression d’avoir peu de considération pour la mémoire de l’institution. Il changera le comité de direction au grand complet, à l’exception de deux personnes. Les personnes suivantes ont quitté Agropur sous le règne de M. Coallier : Serge Paquette, Robert Gour, Louis Lefebvre, Benoît Gagnon, Scott McDonald, Jocelyn Lauzière et bien d’autres. Quelques semaines après son entrée en poste, son successeur, Émile Cordeau, montre la porte à 125 cadres, dont 6 vice-présidents nommés sous… Robert Coallier.

« Quand le remplacement [de Robert Coallier par Émile Cordeau] a été annoncé [en octobre dernier], c’était signe que les choses n’allaient pas aussi bien que prévu », a estimé Pascal Thériault, agronome et économiste à l’Université McGill, au moment de l’annonce des 125 mises à pied.

Avalanche de prix

Malgré la dégringolade des excédents, Agropur et son PDG collectionnent les honneurs, donnant autant d’arguments à leurs défenseurs. Agropur remporte le Mercuriade de l’entreprise de l’année en 2018. Quant à M. Coallier, il est honoré la même année par la fondation de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie (ITHQ) et par le Conseil de la transformation alimentaire du Québec qui lui attribue le prix Personnalité du monde alimentaire 2018. En 2015, il avait reçu plusieurs distinctions, dont celles de MBA de l’année, Prix Hommage de la Financial Executives International (FEI) et de Grand Performant remis lors du gala annuel Les Nouveaux Performants.

De la relève en vue

Le thème de la relève risque de voler la vedette mercredi au cours de l’assemblée générale annuelle d’Agropur où les délégués éliront un membre âgé de 35 ans et moins pour siéger au conseil d’administration, un tout nouveau poste créé cette année.

Trois candidats sont en lice, selon les informations obtenues par La Presse. Ainsi, Guillaume Nadeau, Alex Berthiaume et Guillaume Trottier devront prononcer un discours devant les quelque 700 membres attendus à Montréal. Il s’agira de la seule élection puisque les autres représentants du conseil d’administration ont été élus par acclamation.

Joints par La Presse, deux des trois aspirants au nouveau poste de la relève ont refusé de prendre position sur plusieurs sujets chauds touchant la coopérative, notamment la diminution des ristournes. En 2019, les membres se sont partagé 30 millions en ristournes, contre 65 millions en 2017 et 2018. Et les ristournes de 2019 ont été versées entièrement en parts de placements de la coopérative et non en argent comptant.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le thème de la relève risque de voler la vedette mercredi au cours de l’assemblée générale annuelle d’Agropur où les délégués éliront un membre âgé de 35 ans et moins pour siéger au conseil d’administration.

Ils ont également été avares de commentaires concernant la possibilité que les grands patrons d’Agropur s’attribuent des bonis pour l’année 2019. L’an dernier, les patrons n’avaient pas eu droit à la rémunération incitative de court terme. 

Je vais là pour améliorer la situation financière d’Agropur.

L’un des candidats, Guillaume Nadeau, producteur laitier à Coaticook

Par le passé, il a toutefois déjà affirmé que le versement de ristournes n’était pas une priorité si l’entreprise faisait moins d’argent. En entrevue lundi, il n’a cependant pas voulu réitérer ses propos.

Alex Berthiaume, autre candidat à l’élection, a simplement tenu à saluer l’initiative d’Agropur d’avoir créé un poste pour les jeunes. Et s’il est élu, il a la ferme intention de participer aux décisions. « Je ne vais pas là pour agir comme un observateur », a lancé le producteur de la Beauce, âgé de 29 ans.

« Agropur doit être dans la game »

Membre présente depuis 10 ans à l’assemblée générale annuelle, Sabrina Caron, productrice laitière à Laurierville, dans le Centre-du-Québec, admet pour sa part que l’idée que les patrons aient droit à des bonis est discutable parce « les producteurs ne gagnent pas des gros salaires ». « En même temps, soutient-elle, Coca-Cola donne des gros bonus à ses dirigeants. Agropur doit être dans la game pour avoir les meilleurs [éléments]. »

La productrice estime également que la création d’un poste relève permettra à plusieurs jeunes de se familiariser avec les rouages d’un conseil d’administration, permettant du coup d’amener du sang neuf.

Au menu de l’assemblée

Le rassemblement sera également l’occasion pour Émile Cordeau, président et chef de la direction en poste depuis l’automne dernier, et pour le président du conseil d’administration, Roger Massicotte, de présenter les résultats financiers de la dernière année. On abordera également le positionnement des principales marques d’Agropur : iögo, Natrel et Oka. Il sera aussi question de la performance de la coopérative au pays et aux États-Unis.

Quelques chiffres

Agropur
3024 membres 8800 employés, dont 6400 au Canada et 800 au siège social de Saint-Hubert 38 usines au Canada et aux États-Unis
Marques les plus connues : iögo, Natrel, OKA, Olympic et Québon

Dans une version antérieure de cet article, la formulation choisie pour parler du départ massif de hauts dirigeants pouvait laisser croire que ceux-ci étaient tous partis contre leur gré. Nos excuses.