Mon année virale a commencé en plein milieu du souper.

J’étais à Kobarid, en Slovénie, grâce à une bourse de la Fondation québécoise pour le journalisme international. Mon objectif : écrire en général sur ce pays où l’agriculture n’a jamais vraiment été industrialisée et en particulier sur une coopérative agricole qui fait école en matière d’intégration verticale pour la commercialisation abordable et accessible de produits du terroir.

« Marie-Claude, désolé de te déranger. (C’est le boss.)

– Suis en train de souper.

– Je fais ça vite. On a vu sur Instagram qu’hier soir, tu as mangé dans le nord de l’Italie. (Ici, j’ai un peu le sentiment d’avoir été prise la main dans le sac, mais je ne sais pas de quoi.)

– Oui, là où je suis, on est absolument collés sur la frontière italienne et il y a un super resto, donc j’y suis allée…

– Que penses-tu de l’idée de retourner en Italie écrire sur le virus, le fameux virus ? Ça va mal là-bas. Tu peux y penser ? »

Le lendemain matin, bien sûr, je suis en route vers Piacenza et Venise. Puis ce sera Milan. Des villes vidées par ce virus à couronne dont on ne sait pas encore à quel point il mettra la planète sens dessus dessous.

On est le 29 février.

Et dans le nord de l’Italie, tout le monde est catastrophé. Par les morts, oui. Mais aussi par la crise économique qui s’en vient, c’est sûr. Le tourisme est mort. Le pays se prépare à une fermeture imminente.

Retour à Montréal, où je reçois un coup de fil d’un autre boss qui me demande si je ne devrais pas m’enfermer chez moi pour 14 jours.

« Ça serait plate de contaminer les collègues. »

J’acquiesce.

J’en sortirai sans symptôme à la mi-mars, mais rendue là, la province entière est confinée et je ne retournerai jamais travailler à la salle de rédaction. Le Québec est sur pause. Et il y a beaucoup de pain sur la planche. Cette crise sans précédent, il faut la raconter dans le journal.

Les entrepreneurs paralysés, ceux qui changent la vocation de leur entreprise sur un dix cennes pour passer de fabricant de sacs d’épicerie à fabricant de chemises d’hôpital. Les commerces qui ferment, les chaînes d’approvisionnement qui ne tiennent plus, la surdemande pour certains produits, les pénuries, ceux qui cartonnent et d’autres qui ont le nez dans la tempête et la prennent en plein front.

Le 25 mars, Andrew Lutfy, président du groupe Dynamite-Garage, de la société qui gère le DIX30 et promoteur de Royalmount, m’accordera une entrevue qui sera le texte le plus lu du journal ce jour-là. Il parle d’une catastrophe commerciale de dimensions « bibliques » et prédit que 70 % des commerces non essentiels devront faire face à l’obligation d’une restructuration financière.

Sait-il déjà qu’en septembre, son entreprise devra invoquer la loi pour se mettre à l’abri de ses créanciers ? Il n’est pas le seul. Rendu là, Aldo et Frank And Oak, notamment, deux autres gros morceaux du commerce de détail, auront aussi annoncé qu’ils devaient se protéger pour mieux refinancer leurs dettes. Le Château, lui, ne parlera plus de repartir en mieux, mais bien de fermeture. Toutes les tentatives pour trouver des capitaux ont échoué. C’est fini.

Les mauvaises nouvelles qu’on attendait commencent à arriver.

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Mais un autre phénomène marque l’année : la hausse de la consommation locale.

Dès le printemps, le premier ministre François Legault enjoint aux Québécois de faire preuve de nationalisme économique pour aider les entreprises de leur quartier, leur région, leur province, à mieux s’en tirer.

Et les consommateurs répondent à l’appel.

Les commerçants, notamment les épiceries, le voient clairement : la demande pour les produits locaux est en explosion.

On ne parle plus des pénuries de papier de toilette, la vieille histoire du début de la pandémie, mais d’un manque du côté du bois traité, des poules pondeuses, des plants de tomates. Et tout ce qui nous aide à vivre à la maison, des collants de yoga à la farine à pain — et qui en plus est identifié « produit du Québec » —, part à la vitesse de l’éclair.

Les producteurs de savon, de désinfectant d’ici ne savent plus comment trouver leurs ingrédients et leurs contenants. C’est la ruée. Le virus paralysant des uns devient la manne des autres.

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Finalement déconfinée, à la mi-juin, je pars en reportage en Gaspésie, avant les hordes de touristes, pour voir justement ce qui se passe avec les produits de la mer québécois. Va-t-on en manger plus cet été ? Ça tombe bien, c’est la saison du homard. J’en reviens avec un reportage sur le fait que seulement 5 % de ce qui est pêché dans nos eaux est consommé ici.

Les raisons sont complexes. Mais surtout, les marchés étrangers offrent d’excellents prix que les Québécois ne veulent pas toujours payer.

En août, j’y retournerai, à la pêche au thon rouge gaspésien, un produit qu’on commence à découvrir. Malgré son prix, il séduit de plus en plus les consommateurs qui semblent avoir réellement adopté cette idée de « manger local ». Que ça vaut bien la peine de payer un peu plus.

Mais par la suite, la refermeture des restaurants à l’automne remettra la question à l’arrière-plan, alors qu’on commencera à entendre parler d’établissements qui ont mis la clé sous la porte pour de bon, le plan d’aide gouvernemental ne suffisant pas.

Entre-temps, les marchés financiers ont eu toutes sortes d’états d’âme, les épiceries ont cartonné, le commerce en ligne s’est développé.

En septembre, je pars en reportage sur la côte ouest américaine, où les incendies de forêt font rage.

Là-bas, j’ai l’impression d’être plongée dans les premiers hoquets de l’Apocalypse.

Les commerces des centres-villes de Portland et de Seattle ont été mis à mal par les manifestants infatigables du mouvement Black Lives Matter. La fumée donne envie de s’enfermer chez soi. Au moins autant que le virus. À Napa, des vignobles finiront par être engloutis. Dans les champs californiens, des travailleurs essentiels cueillent des fruits et légumes en respirant de la fumée et en priant pour ne pas être contaminés ou affectés par les pesticides, alors que le président américain insulte ouvertement tous ceux qui ont eu le malheur de vouloir passer la frontière. Ces paysans au statut plus que précaire ne peuvent rien dire.

C’est affolant.

Les rues sont vides. En fait, ce n’est pas vrai du tout. À San Francisco, Portland et Seattle, les sans-abri sont incontournables.

À Seattle, j’essaie les nouveaux commerces sans caissier, sans humain, d’Amazon, où des caméras-capteurs déterminent ce qu’on a acheté. Sur les étalages, tout est uniforme au millimètre près. Les steaks, les boîtes de macaroni au fromage, les salades, les tomates…

Et ma pêche, pareille à toutes les autres pêches, sèche, ne goûte rien.

Pourtant, l’État de Washington, c’est le paradis des fruits.

Je mange tout ça toute seule dans ma chambre d’hôtel, avec mes 18 masques, mes notes où des républicains vantent les mérites de Trump. Je vais porter un sandwich à un sans-abri dans une tente pas loin.

Pearl Jam dans les oreilles, je pars courir sur le bord de la mer en me demandant : mais que s’est-il passé ?