Le gouvernement Legault permet depuis juillet un retour dans les immeubles de bureaux avec un maximum de 25 % des effectifs. Le tiers des entreprises envisagent un retour au bureau de façon progressive, selon un sondage de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain… mais à géométrie variable.

De nouveau « à la disposition » des employés

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

David Anfossi, chef du studio de jeux vidéo Eidos Montréal, a remis le studio à la disposition des employés il y a quelques jours.

Lorsque le Québec a dû se confiner, en mars, les 500 employés d’Eidos Montréal se sont retrouvés à produire des jeux vidéo de la maison. La transition s’est bien déroulée. La direction leur a offert des cours de yoga, de méditation et de jardinage. Elle a parlé avec des employés pour savoir comment ils allaient. Le taux de satisfaction et de bien-être en télétravail des salariés est élevé, au dire du chef du studio, David Anfossi. « Mais on savait qu’on allait frapper un mur dans nos projets, confie-t-il en entrevue par Zoom. On s’aperçoit qu’on a des ralentissements. La capture de mouvement, par exemple, n’est pas quelque chose qu’on peut faire de la maison. On a besoin de notre salle. »

Eidos, qui a cinq jeux en production actuellement, a donc remis son bureau du boulevard De Maisonneuve Ouest, à Montréal, à la disposition de ses employés, le 31 août. Un maximum de 95 personnes peut s’y retrouver, et ce, après avoir réservé un espace.

On ne parle pas de réouverture du bureau, précise David Anfossi. Le message est clair : ce sont pour des besoins spécifiques et non pour revoir des collègues. Et personne n’est obligé de retourner au studio.

David Anfossi, chef du studio de jeux vidéo Eidos Montréal

Mais Eidos pense aussi à ceux qui peinent à travailler de la maison. « On ouvre également pour le bien-être mental des employés, dit David Anfossi. Tout le monde n’est pas dans des conditions idéales à la maison. »

Jusqu’ici, il n’y avait que deux personnes dans les bureaux de 65 000 pi2. « Deux volontaires pour s’occuper de la maintenance des serveurs », dit le chef du studio.

Pour bien structurer ce retour, un groupe de travail formé d’employés d’Eidos a conçu un guide qui décrit le protocole sanitaire en fonction des espaces où se trouvent les employés. « Le groupe était formé de gestionnaires de projets, de gens de TI, en ressources humaines, en finances, car chacun a ses besoins propres, explique Linda Duchaussoy, directrice, communications et engagement, d’Eidos Montréal. On voulait s’assurer de couvrir tous les cas de figure. »

Les employés qui se présentent au bureau doivent apporter leurs propres clavier, souris et écouteurs. Un sens de la circulation a été établi, des plexiglas installés à l’accueil et des bornes de désinfectant dispersées dans l’aire de travail. Les cuisines sont fermées pour l’instant. Une révision du système de ventilation a été faite. « Le studio est désinfecté tous les jours, affirme David Anfossi. L’employé doit remplir un questionnaire avant de se présenter. »

Mais le chef du studio insiste : tant que la pandémie persiste, on ne retourne pas au bureau. Il est très prudent. « On fait appel au jugement de tout un chacun, dit-il. On suit le discours du gouvernement, mais on ne s’en tient pas qu’à ça. On regarde ailleurs, on constate les deuxièmes vagues. On a une responsabilité sociale. Je trouve normal que tous se responsabilisent pour leurs collègues, amis et membres de la famille. »

Retour en trois phases

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Philippe Johnson, associé directeur de la firme d’avocats Davies Ward Philips & Vineberg, qui a planifié ouvrir le bureau en trois phases à ses employés.

Ainsi, une première phase a été amorcée en juin, avec l’accès des employés à leur espace de travail, même s’ils sont fortement invités à rester en télétravail. Les portes sont notamment ouvertes pour le bien-être et la santé de certaines personnes. « Certains se sentent isolés ou n’ont pas un logement adéquat pour travailler sur une longue période, note Philippe Johnson, associé directeur du bureau de Montréal. Par ailleurs, comme les tribunaux ont continué à opérer de façon virtuelle, on a converti une salle de conférences en petit studio. Ça évite aux avocats de plaider de leur chambre à coucher ! »

Jusqu’ici, une vingtaine de personnes sur les 240 employés de la firme ont retrouvé leurs aises dans les bureaux de 75 000 pi2 de l’avenue McGill College, à Montréal. Mais elles n’y passent pas des journées entières.

Cette première phase devrait normalement durer jusqu’à l’Action de grâces. Si le moment du déclenchement de la troisième phase est bien défini pour la direction – pas avant un vaccin contre la COVID-19 –, celui de la deuxième phase est loin d’être fixé. Il dépend de plusieurs variables, dont le désir des gens de retrouver leur espace de travail. La direction songe à des présences par intervalles, par exemple, et à un protocole de retour béton.

Selon un sondage interne, il y a plus d’intérêt pour le travail à distance. Les employés sont demeurés productifs. Les firmes de services professionnels, c’est du capital intellectuel. Tant que les gens peuvent se brancher, ils peuvent fonctionner. Je ne suis pas impatient de revenir au bureau.

Philippe Johnson, associé directeur de la firme d’avocats Davies Ward Philips & Vineberg

La firme dit y aller une étape à la fois. « Nos clients ne sont pas au centre-ville. L’activité d’affaires n’est pas là. Il y a un enjeu de responsabilité sociale. Comme citoyen corporatif, il faut faire notre devoir. »

Une chose a frappé Philippe Johnson ces derniers mois : « Il faut gérer avec une certaine humilité et être flexibles, dit-il. Car on n’a jamais vécu une telle situation. »

La direction se montre à l’écoute de ceux qui ont des craintes de tomber sur le virus en sortant de chez eux. « Les directeurs parlent aux employés, affirme Philippe Johnson. J’ai beaucoup de feedback. La communication dans les deux sens est importante. C’est d’ailleurs un des effets de cette pandémie : la communication est plus libérée et riche. »

Malgré le plan mis en place, jugé idéal et satisfaisant dans les circonstances, Philippe Johnson craint que les mois passés loin des autres ne nuisent à la culture d’entreprise et au niveau d’engagement des gens. « Certains éléments de leur développement professionnel n’ont pas lieu, estime-t-il. On apprend beaucoup en osmose, en côtoyant des gens. Là, ça manque. »

Un réaménagement avant le déménagement

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Pénélope Fournier (à gauche) et Hélène Fortin (à droite) devant l’édifice de leurs bureaux de l’agence lg2, qui rouvrent le 14 septembre.

Cet automne, lg2 prévoyait transporter ses pénates et idées dans un espace tout neuf au Technopôle Angus, dans l’est de Montréal. Dans une semaine, elle ouvrira, ou plutôt rouvrira, ses bureaux du boulevard Saint-Laurent, où elle loge depuis sa création. L’agence de publicité et communications fera de ceux-ci une « destination fonctionnelle » où les employés pourront se rendre sur une base volontaire.

L’espace réaménagé servira à des rencontres avec des clients qui désirent un contact en personne, à du travail en équipe essentiel ou encore aux gens moins à l’aise de fonctionner à la maison ou qui ont besoin de matériel spécifique.

La réouverture des bureaux a été annoncée le 2 septembre lors d’une vidéoconférence, après une longue réflexion. Auparavant, le gestionnaire de l’édifice, Allied, a géré la logistique des trois étroits ascenseurs de l’édifice. Les employés des bureaux situés aux étages 1 à 4 prennent l’escalier. Pour les étages supérieurs, c’est l’ascenseur. Lg2, qui compte 260 employés, occupe les 8e et 9e étages. La direction y permettra l’accueil, sur un étage, de 40 personnes au maximum. « On a pris le plan existant et on a conçu un plan qui respecte les deux mètres de distanciation avec des bureaux cibles », explique Hélène Fortin, associée, architecte de lg2 Architecture.

Cet été, on a demandé aux employés de prendre leurs effets personnels, car les postes de travail seront désormais non assignés. On pourra s’y installer après réservation pour une journée, grâce à un outil numérique conçu à l’interne. Les postes occupés seront désinfectés chaque soir. « On veut s’assurer d’avoir un environnement sécuritaire, dit Pénélope Fournier, associée directrice générale de lg2. C’est le devoir d’un employeur responsable. Ce fut un gros travail d’équipe. On n’a pas pris ça à la légère. »

On veut désamorcer les craintes. On est extrêmement clairs sur les procédures. On se laisse une marge, mais on va s’adapter aux demandes des employés.

Hélène Fortin, associée, architecte de lg2 Architecture

Un sondage interne montre qu’à moyen terme, 85 % des employés de lg2 sont ouverts à un mélange entre télétravail et bureau. Mais pas dès septembre. La direction se dit à l’écoute de ses créatifs et ne les forcera pas à revenir. « On réalise toutefois que l’informel se perd en télétravail, dit Pénélope Fournier. Et les tapes dans le dos, on ne les a plus. C’est plus dur sur le plan des relations. »

Les résultats du sondage ont forgé parallèlement une vision à long terme du travail chez lg2. Conséquemment, il y a eu quelques ratures sur les plans initiaux des nouveaux bureaux du Technopôle Angus, où on compte désormais s’établir dans les premiers mois de 2021. « La pandémie nous a éclairés en ce qui a trait au télétravail, avoue Hélène Fortin. Le chantier a été arrêté et on s’est requestionnés. On a pris la décision de baisser le nombre de pieds carrés. On en enlève 6000 aux 45 000 prévus à Angus. »

Comment planifier le retour ?

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Josiane Simon, vice-présidente, services-conseils en risques de BDO Canada

Un retour sur les lieux de travail, en temps de pandémie, ne s’effectue pas en criant ciseaux. Il faut un plan, des consultations auprès des employés, un suivi de tous les instants et de la flexibilité. « Les organisations prennent ça très au sérieux et sont rigoureuses, constate Josiane Simon, vice-présidente, services-conseils en risques, de BDO Canada. Les gens ont une conscience sociale. Ils ne veulent pas être des vecteurs de contamination. »

La liste de ce qu’elles doivent prévoir est toutefois longue. « Elles doivent faire leurs devoirs, conseille la spécialiste en gestion de risques. Celles qui retournent ce mois-ci se préparent depuis longtemps. Lors de la première vague, on était en mode réactif. En juin, beaucoup en ont profité pour se questionner sur la façon avec laquelle elles avaient réagi. »

Les devoirs des directions touchent à la fois aux lieux physiques et à leurs salariés. Outre le réaménagement des espaces, il faut penser à l’arrivée des employés au travail, à la façon de travailler au bureau. Il faut avoir une procédure détaillée s’il y a de la contamination chez les employés, les clients, les fournisseurs.

Une série d’actions rapides doivent être identifiées. Offrir un environnement sécuritaire fait partie des obligations des employeurs. Même s’il est impossible de penser à tout, il faut avoir identifié différents cas de figure et s’être entendus sur la façon de réagir. L’important est d’avoir une structure de gouvernance agile.

Josiane Simon, vice-présidente, services-conseils en risques de BDO Canada

« On encourage un bon leadership réactif et flexible, ajoute Sophie-Annick Vallée, vice-présidente, stratégie de l’agence de pub et communications lg2. Il faut savoir comment communiquer en amont et penser à divers scénarios de retour. »

Il faut aussi penser à l’hiver qui s’en vient et au quotidien qui se passera davantage enfermé. « Je reviens sur la notion d’agilité, martèle Josiane Simon. Ça prend une équipe de travail qui suit ça de façon très serrée. C’est un travail évolutif. Et les entreprises qui ont une structure où l’information voyage vers le haut et redescend facilement ont une longueur d’avance. Les mieux organisées sont aussi celles qui ont des équipes multidisciplinaires. »

Mais avant tout, il ne faut pas négliger l’humeur et la résistance au stress des employés. Selon un sondage de l’agence de recrutement Robert Half, réalisé en mai, 46 % des professionnels craignaient de se trouver à proximité de leurs collègues. « Ceux qui se sentent inconfortables de retourner au bureau évoquent l’entourage qu’ils ne peuvent contrôler, raconte Ève Laurier, directrice générale de la firme de relations publiques Edelman Montréal, qui a mené un sondage à ce sujet auprès de tous ses employés. Ils mentionnent, entre autres, les ascenseurs. »

La pandémie est une belle occasion de considérer sa force de travail individuellement et non comme un tout. D’écouter les employés qui parlent plus franchement depuis quelques mois également. « Combien de fois peut-on avoir un vrai son de cloche ? », demande Ève Laurier.

Cela dit, la majorité des entreprises resteront en télétravail ou opteront pour un modèle hybride pour ce qu’il reste de l’année 2020, selon un sondage de la firme spécialiste en rémunération Normandin Beaudry (61 %), réalisé en juin. À plus long terme, le bureau risque ainsi de perdre en pieds carrés, de devenir un endroit de passage. « C’est du cas par cas, dit Sophie-Annick Vallée, selon les secteurs et le désir de retourner au travail des employés. »