Accusez-moi d’être rabat-joie, j’accepterai l’étiquette : je trouve cette rentrée absolument déprimante.

Où est le plaisir de redémarrer la machine, reposée, remise à neuf, si, coincée en télétravail, on ne peut pas sortir de chez soi pour prendre des nouvelles des collègues, saluer le gars du café, raconter ses vacances au gardien de sécurité à l’entrée et regarder cet espace-temps pré-automnal avec le moindre espoir ?

Si les changements apportés par ce début d’année parlent de fermetures, de diminution, de protection, de recul, de craintes, de gel…

Si ce n’est pas une relance remplie de projets que l’on vit, mais plutôt la concrétisation des prévisions de prophètes de malheur à la lucidité aussi limpide que douloureuse.

Mardi, tiens, le groupe Garage-Dynamite, avec ses 322 boutiques et ses 4300 employés, a annoncé qu’il se plaçait sous la protection de la loi pour renégocier ses ententes avec ses créanciers, essentiellement les propriétaires des emplacements loués pour les commerces canadiens et américains de ce géant québécois du vêtement.

Après Aldo, Reitmans et Frank & Oak, le voilà lui aussi sérieusement fragilisé.

Son fondateur, Andrew Lutfy, qui annonçait lui-même, dès avril dernier, que la pandémie était en train de créer un cataclysme économique aux dimensions bibliques, est maintenant visé par ses propres prophéties.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Andrew Lutfy, fondateur du groupe Garage-Dynamite

Jusqu’à 70 % des commerces non essentiels devront restructurer leurs dettes, avait-il dit. Le voilà lui-même confronté à cette nécessité et au cœur de la tourmente.

« J’ai eu des meilleures journées », m’a-t-il dit, mardi, durant une longue conversation téléphonique sur la situation.

Soulagé d’avoir eu l’aval des tribunaux pour respirer un peu ?

Mouain…

« On est habitués à nager en eaux troubles, dans la tempête, a-t-il répondu. On est bons en natation. »

« Mais c’est sûr que c’est apprécié d’être sur la terre ferme. »

Il dit qu’entre 5 % et 20 % de ses boutiques devront fermer. Il pense qu’il n’y aura pas de mises à pied parmi les quelque 450 employés du siège social, et moins d’une centaine en entrepôt. Mais qui y croit ?

Malgré une hausse de 200 % des ventes en ligne, l’argent ne rentre pas suffisamment. Les loyers ne sont pas payés.

La raison de cette dégringolade que lui-même croyait encore évitable il y a six semaines, dit-il, même si les paiements avaient déjà cessé ?

Une rentrée qui n’est jamais vraiment arrivée, affirme l’homme d’affaires.

« Il n’y a pas de 5 à 7, pas de mariages, pas de partys, pas rien, pas de touristes », laisse tomber l’homme d’affaires.

Pas de fêtes de fin d’été, pas de retour au bureau avec les collègues, pas de fringale de shopping dans les tours de bureaux, pas d’envie d’avoir des vêtements neufs pour marquer le début de quelque chose de différent, comme à chaque mois de septembre.

On pourrait se réjouir de ce phénomène, qui pourrait dire qu’on est moins consuméristes, si on ne voyait pas, du fond de nos tripes, que ce n’est probablement pas un choix réellement éthique, mais plutôt un choix d’incertitude, de peur, d’ennui, de solitude.

Qui a envie de s’inventer, même superficiellement, un nouveau soi, si c’est pour être seule devant un écran de bureau et un écran radar imaginaire qui ne sait plus quoi détecter pour l’avenir ?

***

Je ne possède aucun pantalon ou t-shirt signé Garage ou Dynamite. Et je ne suis vraiment pas une amatrice de ce type de vêtement pas cher, pas exactement durable, fabriqué outre-mer. Je ne suis pas attachée à ces marques.

Mais je ne souhaite pas que ces emplois en mode disparaissent, et il y a une injustice dans la situation actuelle qui me déconcerte.

Ce n’est pas par de mauvaises décisions que le chaos est arrivé. C’est par un virus.

Fait-il œuvre utile, comme le croient certains, en forçant la baisse de la consommation ?

Ce n’est pas cela qui arrive.

C’est un déplacement de la consommation.

Certes, les Québécois ont répondu à l’appel à l’achat local. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ?

Pendant ce temps, les géants multinationaux de tout ce qui est en ligne continuaient leur croissance. Si on lit leurs rapports trimestriels, Amazon a enregistré une augmentation de revenus de 40 % au deuxième trimestre de 2020. Wayfair, autre géant américain de la vente en ligne, spécialisé en déco ? Une augmentation de 87 %. Malgré leurs hoquets en Bourse, et malgré peut-être une rentrée pas aussi fulgurante que prévu, les mastodontes de la techno se portent bien. On est tous scotchés devant nos écrans. Sans même avoir commencé à acheter quoi que ce soit en ligne, en allumant son ordi, on commence à consommer de l’énergie, des services, des infrastructures de cette économie-là qui marche à fond.

***

Bien sûr, une grande partie de cette transformation technologique était déjà en route, pré-COVID-19.

Et même si Andrew Lutfy croit que dans deux ans, on va être revenus là où on était, avec des centres-villes bondés, actifs, des clients en boutique, car l’expérience des marques, malgré un glissement vers le numérique, passera toujours par là, que lui continue d’y croire, moi, je me pose des questions.

Même si son autre grand projet, Royalmount, est en pause, il dit que 97 % des locataires ont confirmé leur engagement. Et il dit croire en l’avenir. De ses entreprises, de ses projets. De l’économie du détail.

« Je suis très, très convaincu, dit l’homme d’affaires, que dans 18 mois, la vie va ressembler à avant. »

Est-ce que je partage son enthousiasme ?

Pas certaine.

J’ai peur que le monde se divise encore plus.

Avec d’un côté les commerces de niche, locaux, artisanaux, qu’on adore. Tant mieux. Ceux de notre nouveau magasinage bleu.

Et de l’autre, des géants, surtout américains, probablement chinois, des entreprises consolidées qui auront profité de la fragilité des Dynamite-Garage de ce monde pour croître et diminuer la variété.

Vous voyez, ce n’est pas juste la disparition de Garage-Dynamite qui m’inquiète. C’est la disparition de ce format d’entreprises canadiennes qui fonctionnaient bien avant le virus, malgré les tendances mondiales vers la concentration. Des sociétés saines, que la pandémie pourrait mettre K.-O., tout en accélérant une polarisation vers l’immense et le tout, tout petit.

Bonne rentrée à vous aussi.