Habituellement, quand une transaction de 10,3 milliards est proposée aux actionnaires d’une entreprise en Bourse, les grandes lignes ont déjà été dessinées entre l’acheteur et le vendeur.

Le prétendant a approché la future mariée, qui lui a souri, et il annonce alors ses intentions au grand public. De telles intentions reçoivent souvent l’aval de la famille élargie, après quelques discussions sur la dot qu’il devra fournir. Suit alors le mariage en grande pompe, où l’on promet de beaux bébés sans cure minceur…

L’offre non sollicitée du duo Altice US–Rogers Communications pour la firme Cogeco et sa filiale Cogeco Communications est donc curieuse. Curieuse, car son succès ne peut reposer que sur le oui ou le non de l’actionnaire de contrôle, Louis Audet, qui a hérité de l’entreprise familiale de son père, Henri Audet.

Par le truchement de Gestion Audem, Louis Audet contrôle 69 % des droits de vote de Cogeco, qui contrôle elle-même 82,9 % des droits de vote de sa filiale Cogeco Communications.

Or, peu après l’annonce de l’offre, Louis Audet a opposé un refus plutôt sec. Pourquoi le duo Altice–Rogers a-t-il choisi d’aller de l’avant alors que la convoitée détournait le regard ? Pourquoi une telle offre, étant donné la fin de non-recevoir attendue de Louis Audet ?

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Louis Audet contrôle 69 % des droits de vote de Cogeco, qui contrôle elle-même 82,9 % des droits de vote de sa filiale Cogeco Communications

Évidemment, on ne connaît pas les communications qu’ont pu avoir les deux camps ces derniers jours ou ces derniers mois. Il est bien possible que l’homme derrière Altice, le milliardaire maroco-franco-luso-israélien Patrick Drahi, talonne Louis Audet pour qu’il lui vende le fleuron familial. Et que Louis Audet fasse la sourde oreille.

D’ailleurs, dans sa réponse à l’offre, la firme Cogeco écrit que la proposition a été annoncée de « façon anticipée » par Altice–Rogers (preemptively en anglais).

Il est aussi possible que le duo d’acheteurs intéressés agisse pour barrer la route à d’autres prétendants, qu’on pense à Québecor.

Il reste que l’offre semble une façon de mettre de la pression sur Louis Audet pour négocier, l’air de dire : « Écoutez, il est temps pour vous de passer le flambeau, votre obstination fait perdre beaucoup d’argent aux actionnaires minoritaires. »

Il faut savoir que Gestion Audem de Louis Audet ne détient indirectement que 10 % du capital-actions de Cogeco, mais 69 % des droits de vote, grâce à ses actions à votes multiples. En somme, Louis Audet prive ainsi les détenteurs de 90 % des actions de Cogeco – dont Rogers – d’un gain appréciable. Même chose pour Cogeco Communications (32,6 % des actions, mais 82,9 % des votes).

Il n’est pas impossible, cela dit, que Louis Audet finisse par céder, après avoir fait monter les enchères et mobilisé le Tout-Québec inc.

Certes, le gestionnaire a maintes fois repoussé les avances de la torontoise Rogers Communications, qui détient aujourd’hui 41 % des actions de Cogeco. Il y a deux ans, au sujet des conjectures sur la possibilité de vendre à Rogers, il déclarait que les analystes qui faisaient une telle lecture « vivaient dans un monde imaginaire. »

« Notre entreprise n’est pas à vendre. »

Sauf que l’homme d’affaires aura 70 ans en 2021 et qu’il prépare tranquillement sa sortie. De fait, il a cédé le poste de chef de la direction à l’ingénieur Philippe Jetté le 1er septembre 2018, se contentant du poste de président « exécutif » du conseil. Et que selon le plan, il laissera tomber le terme « exécutif » dans un an presque jour pour jour pour ne plus avoir comme seul rôle que celui de président du conseil.

Si Louis Audet avait une famille nombreuse, capable (et désireuse) de reprendre les rênes de l’entreprise, cette question ne se poserait pas. Ce n’est visiblement pas le cas, la fille de Louis Audet étant totalement absente des deux conseils d’administration de l’entreprise, comme les autres actionnaires familiaux indirects de Gestion Audem (François, Bernard, etc.) ou l’administrateur (Louis Caouette).

Louis Audet pourrait-il, comme les Jean Coutu et André Chagnon (Vidéotron) avant lui, vendre l’entreprise familiale ? Et empocher avec sa famille les quelque 800 millions qu’il y gagnerait ?

« Je trouve la démarche d’Altice–Rogers surprenante. La réponse de Louis Audet ne me surprend pas. On ne le forcera pas à vendre avec de telles manœuvres », dit Yvan Allaire, président du conseil de l’Institut pour la gouvernance, qui n’exclut tout de même pas que Louis Audet cède l’entreprise.

Tôt ou tard, la question de la vente se posera. Si ce n’est pas cette fois, ce sera dans deux ans, cinq ans, dix ans, quand Louis Audet approchera les 80 ans. Et alors, Québec inc. devra se demander s’il est opportun de garder l’entreprise en mains québécoises. Les entreprises, comme les hommes, ne sont pas éternelles.