Les crises économiques ont vu naître des idées et des entreprises — avec ou par ces tourments, ou en dépit de ceux-ci. Nous racontons cet été quelques-unes de ces surprenantes histoires.

En Amérique, 1837 fut une mauvaise année. Pas tant parce que des patriotes francophones tentaient de secouer le joug britannique, quelque part au nord, qu’en raison de la panique bancaire qui a enflammé les jeunes États-Unis.

Après l’explosion de la crise, en mai, plus de 400 banques ont mis la clé du coffre-fort sous la porte, entraînant une récession qui allait s’étirer pendant six ans. C’est pourtant en 1837, à Cincinnati, que William Procter et James Gamble ont décidé d’unir leurs forces et « ont lancé leur nouvelle entreprise, plus préoccupés par la manière de rivaliser avec les 14 autres fabricants de savons et de bougies de leur ville que par la panique financière qui secouait leur pays », indique le résumé historique de Procter & Gamble.

Ils étaient nés tous deux au Royaume-Uni.

Les savons de James Gamble

Né en Irlande du Nord en 1803, James Gamble a suivi ses parents aux États-Unis en 1819. Sans argent, son père George a mis sa petite famille sur une barque pour descendre la rivière Ohio à la rame jusqu’à Shawneetown, mais il a été forcé d’arrêter son périple à Cincinnati quand James est tombé malade.

Guéri, James est entré comme apprenti dans une des petites fabriques de savons de la ville.

La bouillonnante communauté, avantageusement située sur l’Ohio, comptait de nombreux abattoirs de porcs, ce qui lui vaudra le surnom de Porkopolis. Leur graisse, qui entrait alors dans la fabrication des savons et bougies, avait attiré plusieurs manufactures.

Enhardi, James a lui-même installé sa propre savonnerie en 1828.

Les bougies de William Procter

À l’époque, William Procter habitait encore en Angleterre. Né en 1801, il avait fondé au début des années 1820 une petite entreprise de vente de lainages en gros. En 1830 (certains disent 1832), après qu’un incendie l’eut laissé ruiné, il a décidé de refaire sa vie en Amérique avec sa femme Martha. Après un court apprentissage dans une fabrique de bougies de New York, il a pris le chemin de l’Ouest et de la fortune. William et Martha suivaient le cours de l’Ohio quand la maladie les a eux aussi forcés à s’arrêter à Cincinnati, où la jeune femme est morte du choléra.

William Procter s’y est établi, fondant une petite fabrique de bougies vers 1834.

Le conseil de beau-papa

Le hasard, la destinée ou la Providence, selon vos convictions, a voulu que Procter et Gamble épousent deux sœurs, Olivia et Elizabeth Norris. Leur beau-père leur a suggéré de combiner leurs activités afin d’accroître leur pouvoir d’achat et de partager les sous-produits animaux qu’ils utilisaient tous deux. Écoutant les judicieux conseils de beau-papa, ils ont commencé à vendre leurs produits respectifs dans le même établissement le 12 avril 1837.

Le 10 mai, les banques new-yorkaises refusaient d’honorer leurs traites en espèces métalliques, lançant une panique qui dégénérera rapidement en récession.

Rien pour ébranler les deux imperturbables Britanniques, toutefois : les Américains devaient encore s’éclairer et se laver.

Dès le 22 août suivant, ils investissaient chacun 3596,47 $  US dans leur projet.

Le 31 octobre 1837, ils signaient l’entente qui instituait Procter & Gamble.

Croissance et croissant

Leur fonds de roulement leur a permis de prendre le pas sur leurs concurrents, davantage inquiétés par la crise. Bientôt, les bougies de marque Star, leur produit phare, étaient distribuées tout le long de l’Ohio et du Mississippi.

Vers 1850, pour les distinguer aux yeux des débardeurs souvent analphabètes, l’entreprise avait commencé à marquer ses caisses avec une étoile et un croissant de lune au profil humain — un logo qui s’est perpétué.

En 1859, aux portes de la guerre de Sécession, l’entreprise employait 80 personnes et son chiffre d’affaires approchait 1 million de dollars américains. Sa capacité de production et l’achat rocambolesque d’une importante provision de sève de pin en Louisiane, en pays sécessionniste, allaient lui faire gagner de lucratifs contrats d’approvisionnement avec l’armée nordique. À leur retour au foyer, les soldats démobilisés se sont souvenus des savons et chandelles au croissant de lune.

Blanc comme l’ivoire

En 1879, Procter et Gamble étaient encore vivants quand le fils du second, James Norris Gamble, chimiste de formation, a mis au point un pain de savon moins coûteux que le savon de Castille fabriqué à base d’huile d’olive.

Une nouvelle crise économique sévissait et un savon aussi doux que bon marché serait sans doute bien accueilli. D’autant plus qu’il présentait une caractéristique inédite : il flottait.

Contrairement à la légende, il semble que ce ne soit pas par accident que le pain a trouvé son attribut. Dans un carnet de notes retrouvé au début des années 2000, James Norris Gamble avait écrit en 1863 qu’il avait découvert comment faire flotter du savon.

Le fils de William, Harley Procter, lui a trouvé un nom approprié à sa blancheur dans un verset biblique qui évoquait les « palaces d’ivoire » : Ivory. En 1882, il a convaincu ses partenaires d’investir 11 000 $ pour en faire la promotion dans une première grande campagne de publicité imprimée à l’échelle du pays. Son succès fut éclatant.

William Procter et James Gamble sont respectivement morts en 1884 et en 1891, propres et riches.

Et les bougies de William Procter, vous inquiétez-vous ? L’invention de l’ampoule électrique les avait mises sur la voie de l’extinction. La production s’est éteinte vers 1920.

P&G (Procter & Gamble) en 2019

Chiffre d’affaires net : 67,7 milliards US

Employés : 97 000

Activités : 70 pays

Marchés : 180 pays et territoires

Source : rapport annuel 2019

La crise de 1837

La crise de 1837 a été en partie causée par la spéculation foncière sur les territoires de l’Ouest et la politique monétaire du président Andrew Jackson qui, en retirant la charte fédérale de la Second Bank of the United States, avait autorisé quelque 850 banques à émettre leurs propres billets.

Quand les banques new-yorkaises ont refusé d’honorer leurs dépôts et leurs traites en espèces sonnantes (or et argent), au printemps 1837, la panique s’est répandue comme une traînée de poudre.

Sur quelque 850 banques, la moitié ont cessé leurs activités. Dans certaines localités, le taux de chômage a atteint 25 %. Amplifiée par le resserrement du crédit britannique, la récession qui en a résulté n’a pris fin qu’en 1843.