Elle a redessiné les kiosques à journaux de Paris, conçu un bureau pour Brigitte Macron, la femme du président français, et collaboré autant avec Ikea qu’Alessi. Elle s’appelle Matali Crasset, une designer industrielle qui conçoit des objets et des meubles, mais réfléchit aussi à l’avenir des espaces où l’on vit.

Elle s’en vient à Montréal, sous peu, à la conférence Index Design/Infopresse du 25 mars, où elle parlera de l’avenir de nos maisons. Mais elle a pris quelques minutes vendredi matin pour parler au téléphone, garanti sans transmission de virus, pour parler de comment elle voit l’avenir du travail et du commerce aussi en ces temps contaminés.

PHOTO JULIEN JOUANJUS

La designer industrielle Matali Crasset

En fait, explique-t-elle, la crise est une belle « occasion de comprendre qu’il y a plein de façons de travailler ». Aux yeux de celle qui a toujours cru à et insisté sur l’importance d’une réelle humanisation des espaces de travail, la question ne se pose plus. Il faut créer des univers qui n’ont plus rien de l’industrialisation qui s’est installée des années 70 jusqu’à maintenant.

La nécessité de ne plus entasser des gens dans des immenses lieux communs, elle y croyait bien avant que le virus nous oblige à réfléchir à l’utilité du télétravail ou des petites structures plus souples. Mais là, c’est impératif d’y penser. Fini les silos, les lieux sans âme, non ancrés dans une communauté. 

PHOTO FOURNIE PAR HI.LIFE

Le HI.lab, à Nice, en France, signé Matali Crasset

« Les gens préfèrent de toute façon des quartiers où il y a du vécu… Ce n’est plus sexy, par exemple, de travailler à la Défense », dit-elle, faisant référence au quartier à l’ouest de Paris où on a permis la construction d’une concentration de gratte-ciels à l’américaine depuis 40 ans. « Une entreprise peut exister sans un point donné. »

Les immenses sièges sociaux, les tours arborant le nom de l’entreprise, où on retrouve les bureaux de tout le monde ? Selon la designer, cela ne fera plus partie du paysage du monde des affaires de demain.

Je l’écoute parler et ce que je trouve un peu paradoxal, c’est que l’attitude qu’elle prône existait en France, en particulier, et dans plusieurs espaces d’Europe il y a 50 ans.

Dans les années 60 ou 70, avant, justement, que la Défense apparaisse sur l’horizon parisien, les bureaux français n’étaient pas dans des tours gigantesques, contrairement aux bureaux de New York ou de Chicago. Le gratte-ciel ne faisait pas partie de l’organisation urbaine.

Tout comme les centres commerciaux faisaient peu partie du paysage. 

L’Europe s’est américanisée, et c’est ce processus auquel il faut dire de faire marche arrière, comprend-on en écoutant Matali Crasset.

L’avenir est un peu dans le passé.

Il est d’ailleurs dans la rencontre entre la production et la vente, croit Mme Crasset, une réalité qui était normale jadis.

PHOTO PHILIPPE PIRON

« Le rainbow et le bosquet », appartement privé à Paris, en France, signé Matali Crasset

C’est relativement récemment que, dans certains secteurs commerciaux, on a commencé à vendre des produits fabriqués dans d’autres lieux. L’exemple le plus frappant étant la nourriture. Jadis, le pain vendu dans une boulangerie était nécessairement fabriqué sur place, tout comme les gâteaux dans une pâtisserie ou les glaces chez le glacier. Et ce qui était servi dans les restaurants était nécessairement mitonné dans les cuisines, à l’arrière. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessairement le cas. De plus en plus de restaurants en France et ailleurs proposent de la nourriture qui a été préparée ailleurs et n’est que réchauffée ou assemblée sur place.

Il y avait aussi les luthiers, les ébénistes qui avaient pignon sur rue, les cordonniers, les tailleurs, les couturières ou les modistes. 

Aujourd’hui, on doit revenir vers ça, croit Mme Crasset.

« De plus en plus de métiers sont désincarnés… Or, on a envie d’avoir un rapport avec la production. »

Pourquoi ?

Parce que ça correspond aux valeurs actuelles. 

Le local est privilégié, le propre, le transparent, la traçabilité aussi. On cherche des histoires que l’on comprend. De l’authenticité.

Ceux qui vont combiner production et distribution vont donc « resurgir comme légitimes ».

L’avantage de la modernité actuelle, c’est que l’internet permet aux petits commerces de niche de se mettre en lien avec des clients qui n’auraient peut-être pas soupçonné leur existence dans le passé, note la designer. « Mais il y a le pire comme le meilleur », note-t-elle.

Est-ce que la vente en ligne aura raison des « hyper commerces » comme on les appelle en France, les grandes surfaces qui s’installent à l’extérieur des villes et offrent tout au rabais, sans jamais s’inscrire dans une vie de quartier réelle, à échelle humaine ? 

Tout peut arriver, croit-elle.

« L’internet est un outil du capitalisme, à nous d’être vigilants », répond Matali Crasset.

On parle ensuite de recyclage, d’objets d’occasion, de revente en pleine croissance, notamment dans le secteur du vêtement. Est-ce qu’on s’attend à la même chose dans le meuble, les objets de maison, de bureau ? « Dans le mobilier, il y a moins de surproduction que dans le vêtement, répond la designer. Mais le vintage est rassurant. »

En revanche, les meubles de qualité sont pérennes. Comme dans le vêtement, ce qui peut sembler du luxe peut être le choix de qualité et de durabilité, le plus responsable. 

Cela dit, le recyclage, la réutilisation, sont des voies d’avenir. « Reste à organiser toute la filière de récupération. Elle n’existe pas encore. »

Donc, il faut voir comment on peut prendre tous les mobiliers de bureau, équipements et compagnie, quand les sociétés déménagent ou ferment, et voir comment ça peut être remis en valeur. « Il faut revaloriser, trouver des débouchés. Ça va devenir de plus en plus professionnel. Tout est à construire. Et les jeunes le veulent ! »