Du golfe du Saint-Laurent aux Grands Lacs, la navigation hivernale dépend des observations des spécialistes des glaces d’Environnement Canada, en collaboration avec la Garde côtière. Visite à chaud du Centre opérationnel des glaces, à Montréal.

Du petit local aux murs aveugles situé dans l’édifice des Douanes, dans le Vieux-Montréal, le regard porte jusqu’au golfe du Saint-Laurent, à l’est, et jusqu’au lac Huron, à l’ouest.

Le regard électronique, s’entend.

Au Centre opérationnel de la Garde côtière canadienne, rue McGill, deux spécialistes du Service des glaces d’Environnement Canada sont en fonction du lever au coucher du soleil. L’un surveille les eaux de Montréal au lac Huron, l’autre le fleuve en aval jusqu’au golfe du Saint-Laurent.

La navigation commerciale dépend des bulletins qu’ils émettront, de la route qu’ils traceront au milieu des glaces, des indications qu’ils fourniront aux brise-glace de la Garde côtière pour leurs plus opportunes interventions.

Au moment de notre visite, en ce mardi 21 janvier, le mercure s’est contracté à -15 °C depuis trois jours, mais l’inquiétude n’est pas (encore) de mise : un adoucissement devrait s’installer dès le lendemain.

On se souvient qu’à la même époque l’an dernier, le milieu économique québécois s’inquiétait de l’embâcle de 17 km qui avait interrompu la navigation sur le fleuve pendant trois jours en aval de Sorel-Tracy, sous l’effet combiné d’un froid persistant et de forts vents.

Experts en décryptage

La spécialiste des glaces Alexandra Cournoyer est chargée des observations en amont de Montréal.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Alexandra Cournoyer, spécialiste du Service canadien des glaces d’Environnement et Changement climatique Canada. Collaborant étroitement avec la Garde côtière canadienne, elle en porte l’uniforme.

À son poste de travail, trois écrans sont allumés. Sur le plus grand, une image radar produite par satellite montre une partie du lac Michigan et la baie contiguë de Green Bay – bien qu’en territoire américain, ils font partie de son secteur.

Le lac est en eau libre, mais la baie est prise de glaces.

« Les petites lignes blanches nous indiquent qu’il y a plus de flots de glaces qui s’entrechoquent, déchiffre-t-elle. Si c’est plus lisse avec une signature très noire, comme ici, c’est de la nouvelle glace. »

Le décryptage de ces indices abscons est une science, d’autant plus que leur signification peut varier. « Selon que le radar monte ou descend dans l’orbite terrestre, les images n’apparaîtront pas de la même façon, explique l’experte. Des fois, l’eau libre est très noire et d’autres fois, très blanche. »

Le Service des glaces d’Environnement Canada ne compte que huit spécialistes certifiés pour tout le Canada.

Détentrice d’un baccalauréat en mathématiques et d’une maîtrise en météorologie et océanographie, Alexandra Cournoyer fait partie de cette courte cohorte depuis septembre 2017.

« Je suis affectée au secteur des Grands Lacs pour trois semaines, informe-t-elle. Ma prochaine affectation sera sur le terrain. »

Le terrain en question est plutôt liquide. Dans quelques jours, la spécialiste montera à bord du brise-glace Des Groseillers pour effectuer pendant quelques semaines la patrouille de glace dans le secteur de Trois-Rivières.

Tous les jours, elle s’envolera avec l’hélicoptère de bord « pour vérifier l’état des glaces, et ensuite rapporter ces conditions à l’autre spécialiste qui est ici au bureau ».

IMAGE FOURNIE PAR ENVIRONNEMENT CANADA

Vue aérienne de la voie maritime glacée à la hauteur de Québec

En vol, elle prendra des photos des glaces et mettra à jour sur sa tablette électronique la carte d’observation du secteur, qu’elle parachèvera ensuite à bord du navire. Le pied marin et l’absence de vertige sont des atouts, dans ce métier.

La patrouille des glaces de Trois-Rivières, à bord du Des Groseillers, couvrira chaque jour le secteur qui s’étend de Sorel à Grondines et se rendra deux fois par semaine jusqu’à Montréal. Celle de Québec, habituellement attachée au brise-glace Amundsen, s’étend quotidiennement de Grondines au cap Brûlé et se rend deux fois par semaine jusqu’au fjord du Saguenay.

« C’est un travail qui est basé beaucoup sur le jugement, l’interprétation, l’expérience », commente Alexandra Cournoyer. « C’est un milieu qui est extrêmement dynamique. On peut observer quelque chose, puis 15 minutes plus tard, ce ne sera plus comme ça. »

Ces observations sont communiquées tous les jours dans quatre bulletins sur l’état des glaces, portant respectivement sur les Grands Lacs, le lac Saint-Pierre, le fleuve et le fjord du Saguenay, et enfin le golfe du Saint-Laurent.

La route de glace

Dans le poste de travail opposé à celui de Mme Cournoyer, Serge Léger – prononcez Légère, l’homme vient de Bouctouche – s’occupe aujourd’hui de la surveillance des glaces entre Montréal et le golfe du Saint-Laurent.

Spécialiste des glaces retraité, il a été appelé à la rescousse pendant que certains de ses collègues sont détachés à la formation de neuf nouvelles recrues qui viendront renforcer la petite équipe.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le spécialiste des glaces Serge Léger analyse une image radar de l’estuaire du Saint-Laurent, fournie par satellite.

Il a connu l’époque héroïque, celle où les cartes des glaces étaient envoyées par télécopieur. « Les cartes étaient en papier, relate-t-il. Lorsqu’on voulait les colorier, c’était avec des crayons de couleur. »

Sur son écran principal, il a fait apparaître la carte des glaces de l’estuaire et du golfe. Des Escoumins jusqu’au cœur du Golfe, un trait bleu s’arque, dont les segments sont jalonnés par six points – des points de route qui correspondent chacun à un changement de cap.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Serge Léger montre du doigt la route de glace recommandée – un trait bleu ponctué de points de changement de cap.

« C’est la route de glace recommandée, pour contourner la glace ou les conditions difficiles de glace », décrit Serge Léger.

Il la met à jour quotidiennement, sur la base des données recueillies par les navires de la Garde côtière, les images radar et les photos transmises par satellite.

Le téléphone sonne sur ces entrefaites.

« Je n’ai rien de spécial pour toi. On se reparle après le vol. »

C’est sa collègue attachée au brise-glace Des Groseillers qui voulait savoir s’il avait des demandes spéciales pour son envolée en hélicoptère.

Outre les bulletins, les spécialistes du Centre des glaces préparent chaque jour des présentations détaillées qui analysent les glaces et les conditions météorologiques dans les différents secteurs.

Ils s’appuient sur les images radar, les photos satellites, les vidéos en temps réel des 30 caméras réparties entre le lac Saint-Clair et Matane, les cartes d’observation des patrouilles des glaces « et tout autre rapport de navire qui pourrait nous être envoyé », précise Alexandra Cournoyer.

Toute cette information recueillie par les spécialistes des glaces « est ensuite convertie en fichier PDF et rendue accessible au public et aux gens de l’industrie maritime ».

Leurs écrans sont des jardins de givre, aurait dit Nelligan.

Un bulletin des glaces

« Bulletin des glaces pour le secteur du Lac Saint-Pierre de Sorel à Trois-Rivières émis à 2100TUC [16 h heure locale] mardi le 21 janvier 2020 par le Centre des glaces de Montréal de la Garde côtière canadienne.

Sorel à Trois-Rivières

1/10 à 3/10 sarrasins minces

2/10 à 4/10 grise

3/10 à 5/10 nilas et nouvelle »

Sarrasins ? Nilas ? « Ce sont les stades de développement de la glace », explique Alexandra Cournoyer.

Le vocabulaire n’a rien à envier à Nelligan. Des sarrasins sont une « accumulation de glaces flottantes composées de fragments qui n’ont pas plus de 2 m d’extension », selon le Glossaire des glaces d’Environnement Canada, qui compte près de 200 entrées.

Le nilas est une « couche de glace mince et élastique, ondulant facilement sous les vagues ».

La glace grise est une « jeune glace de 10 à 15 cm d’épaisseur, moins souple que le nilas et se brisant sous l’effet de la houle ».

Pour apprendre ce que sont le sorbet, la glace hummockée, le vêlage ou la glace en crêpe, vous pouvez consulter le Glossaire des glaces d’Environnement Canada.

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