Coup de marketing voué à l’échec ou future monnaie mondiale ? La Libra, cette monnaie virtuelle annoncée par Facebook en juin dernier, est officiellement née dans la tourmente cette semaine, avec la désertion d’émetteurs de cartes de crédit et la menace d’interdiction en Europe. Cryptomonnaie qui n’en est pas vraiment une, plus proche des Air Miles que du bitcoin, la Libra inquiète les États et intrigue leurs citoyens. Voici pourquoi.

Naissance bruyante

Le 18 juin dernier, après plusieurs mois de rumeurs, Facebook a annoncé le lancement pour 2020 de sa monnaie virtuelle, la Libra, et la mise sur pied d’une association installée à Genève pour son contrôle. L’objectif : réussir là où le bitcoin échoue en devenant une monnaie mondiale utilisée à grande échelle. « Aujourd’hui, Facebook et ses plateformes sont utilisées par 2,7 milliards de personnes, dont 1 milliard y va tous les jours, rappelle David Décary-Hétu, professeur agrégé à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et expert en cryptomonnaies. C’est sûr et certain que dès que Facebook lance quelque chose, des millions de personnes vont embarquer. »

PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’immeuble qui héberge la société Libra 
de Facebook, situé au centre-ville de Genève

Ce consortium comprenait à l’origine 28 membres, dont les principaux émetteurs de cartes de crédit, des entreprises très connues comme eBay, Spotify, Uber et PayPal et trois organisations non gouvernementales essentiellement liées au microcrédit. On y retrouvait également un incubateur techno canadien, Creative Destruction Lab. Chaque membre fondateur doit s’engager à investir au moins 10 millions US afin de créer une réserve assurant la stabilité de la future monnaie.

Départs remarqués

Cette semaine, revirement de situation : sept membres fondateurs, dont Visa, MasterCard, PayPal et eBay, ont quitté le navire sans explication. Les 21 membres restants ont officiellement mis sur pied lundi dernier l’association Libra et formé le Conseil de la Libra, chargé de la gouvernance de la monnaie. Ces deux entités sont théoriquement indépendantes de Facebook, qui a d’ailleurs annoncé qu’elle quitterait son rôle de leader au lancement de la Libra. Le vote de chaque membre — on espère en attirer 100 — aura alors le même poids.

Comment ça fonctionne ?

Précisons d’entrée de jeu que bien des aspects de la Libra sont encore flous. Il a été impossible d’obtenir une entrevue avec un porte-parole de l’association, qui nous a renvoyé vers la documentation plutôt générale disponible sur le site libra.org. « On voit bien que ce n’est pas très bien tricoté, résume Alexandre F. Roch, professeur au département de finance de l’Université du Québec à Montréal. Ce qu’on sait, c’est qu’il s’agira d’une monnaie virtuelle dont il n’existera pas de billets ou de pièces, et dont le cours sera fixé par le Conseil de la Libra. » Avec cette monnaie, on pourra se procurer des biens et services de toutes sortes, évidemment en premier lieu auprès des membres de l’association Libra puis auprès de tout commerçant acceptant cette monnaie. Il est pratiquement acquis que des transactions entre particuliers seront offertes, notamment par l’entremise des outils de Facebook comme Messenger ou de son portefeuille électronique nouvellement annoncé, baptisé Calibra.

>> Consultez le site de la Libra

Cours officiel

On ignore cependant comment on pourra obtenir cette monnaie. Chose certaine, ce sera possible en dehors des circuits financiers traditionnels, la Libra ayant été explicitement créée pour le 1,7 milliard de personnes qui « n’ont accès ni à un compte auprès d’une institution financière ni aux transferts monétaires ». Ce cours sera basé sur plusieurs devises officielles, notamment le dollar américain et l’euro, garantissant ainsi une relative stabilité. De plus, les 10 millions US de contribution de chaque membre permettront d’intervenir sur le marché des devises.

PHOTO JOSH EDELSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mark Zuckerberg

Un « buzz word »

À l’image des cryptomonnaies et du célèbre bitcoin, les transactions en Libra seront consignées dans un registre reposant sur la technologie des « chaînes de blocs ». Essentiellement, cette méthode de cryptage permet de s’assurer de la validité et de l’historique des transactions. Mais la Libra a peu à voir avec les cryptomonnaies comme le bitcoin : les serveurs utilisés pour gérer le registre sont privés et centralisés, plutôt que répartis entre des milliers de « mineurs » sur la planète. « Facebook utilise la technologie “blockchain” parce que c’est dans l’air du temps, pour pouvoir utiliser un buzz word et dire que la Libra sera comme un bitcoin », estime David Décary-Hétu. Il est en fait contre-productif d’utiliser la lourde mécanique des chaînes de blocs, conçue pour valider des transactions entre purs inconnus, pour un registre privé comme celui de la Libra. « Ça coûte cher en électricité, c’est une formidable perte de temps et d’énergie », estime Alexandre F. Roch.

Comme des Air Miles

Donc, la Libra n’est pas une devise tangible, devrait éviter la volatilité associée aux cryptomonnaies et ne profite pas vraiment des avantages des chaînes de blocs. Comment définir alors cette nouvelle bête ? Sans se consulter, nos deux experts la comparent à un produit bien connu, les Air Miles. « Oui, c’est une sorte d’Air Miles, mais que les gens vont pouvoir s’échanger entre eux et avec lesquels on pourrait théoriquement acheter n’importe quoi, chez quiconque est prêt à l’accepter », dit M. Roch.

Utile pour le consommateur ?

La Libra, selon ce qui a été annoncé, permettra d’effectuer des transactions et des transferts de fonds à peu de frais, que l’on dispose ou non d’un compte bancaire. Est-ce vraiment intéressant pour le consommateur moyen ? M. Décary-Hétu en doute. « Il y a déjà des cryptomonnaies qui font ça, qui sont rapides et anonymes. Payer avec une carte de crédit, c’est instantané, et il n’y a pas de frais pour l’utilisateur. L’avantage d’utiliser la Libra n’est pas très clair, à part le fait qu’il y a un gros nom derrière ça, ce qui garantit une certaine qualité et un marketing efficace. »

Services numériques utiles

Dans son livre blanc, l’association Libra rappelle cependant quelques statistiques mondiales incontournables : un milliard de femmes écartées du système financier officiel, 466 milliards US transférés numériquement vers les pays en développement en 2017, une manne estimée à 3700 milliards de dollars pour ces pays d’ici 2025 avec les services financiers numériques. « Il y aurait quelque chose à gagner dans un monde où les échanges entre particuliers pourraient se faire par internet, estime M. Roch. Cet intérêt que soulèvent les gens de Libra existe, c’est en partie la raison pour laquelle on utilise le bitcoin et d’autres cryptomonnaies. »

La principale inquiétude

Une des principales inquiétudes soulevées par cette monnaie virtuelle est l’utilisation des habitudes transactionnelles des usagers par les membres de ce consortium, Facebook au premier chef, notamment pour le ciblage publicitaire. Le réseau social a assuré que les données recueillies lors des transactions ne seraient pas utilisées à cette fin. Bien des observateurs, politiciens ou analystes, sont sceptiques. « Avec la Libra, non seulement Facebook va savoir ce que je fais, mais également ce que j’achète, ce qui leur permettra de vendre encore plus de publicité », dit M. Décary-Hétu.

Les États contre-attaquent

PHOTO ANDREW CABALLERO-REYNOLDS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie

Larguée par ses plus importants membres, la Libra fait également face à d’importantes résistances des États et banques centrales. Hier, le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, a annoncé que l’Italie, l’Allemagne et la France se préparaient à interdire cette monnaie virtuelle. La veille, aux États-Unis, la Réserve fédérale avait présenté une longue liste de « défis réglementaires » auxquels la Libra devra se plier. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les États montrent les dents, estime Alexandre F. Roch. « La Libra est un vrai compétiteur aux devises nationales, elle pourrait avoir un impact que les États vont avoir beaucoup de difficulté à contrôler. »  Le contrôle de la devise, rappelle-t-il, est étroitement lié à la souveraineté d’un pays. Pour ces raisons, il ne croit pas que la Libra verra le jour. « L’impact serait tellement énorme, avec tous ces utilisateurs de Facebook, que les gouvernements et les banques centrales vont mettre des bâtons dans les roues, l’encadrer, carrément l’empêcher. Dans tous les cas, ce ne sera sûrement pas lancé en 2020. »

>> Consultez notre texte « Les Européens veulent imposer un veto à la Libra »